
Oubliés
Il faut imaginer la naissance d’Israël non comme une proclamation, mais comme une table encombrée. Des papiers partout. Des décisions qui se frôlent, se contredisent, se recouvrent. Rien de clair, rien de propre. Un État convoluté, déjà roulé sur lui-même avant même d’avoir appris à marcher. David Ben-Gurion regarde ce désordre sans lyrisme. Il sait que l’Histoire n’offre jamais de version définitive. Elle propose des matériaux. À charge de les faire tenir.
Autour, les voix montent. Toujours. Les voix savent faire cela. Elles brillent parfois d’un orain séduisant, promettent une cohérence future, une harmonie à venir. D’autres ne sont que des coquecigrues politiques, animaux imaginaires nourris de certitudes sonores, experts en discours mais pauvres en gestes. Ben-Gourion écoute. Longtemps. Puis il tranche. Mal, diront certains. Brutalement. Avec cette rudesse tripoléenne qui agace ceux qui aiment les formes polies. Gouverner n’est pas embellir. C’est conglutiner.
Conglutiner des hommes qui n’ont rien en commun sinon une fatigue ancienne. Des langues qui s’entrechoquent. Des mémoires qui se regardent de biais. Rien ne fusionne vraiment. Tout adhère, tant bien que mal. L’État tient comme tient une matière imparfaite, par frottement, par résistance. Sous la pression constante des oppugnateurs, externes et internes, le siège devient une condition normale. La critique, l’avillance, l’injure même, forment un bruit de fond. On gouverne avec cela. Sans répondre. Sans s’expliquer à l’excès.
Il n’y a pas d’épopée ici. Plutôt une brigandine. Lourde. Inconfortable. Nécessaire. La sécurité n’est pas une posture héroïque, mais une protection qui pèse sur les épaules. La mémoire elle-même refuse le confort. Elle n’est pas une tirelaine d’Histoire qu’on dérobe pour s’en faire un manteau flatteur. Elle déforme la posture. Tant pis. On apprend à marcher avec ce poids.
L’économie ressemble à une salange. On extrait lentement ce qui permet de survivre. Pas de prestige. Pas de miracle. Il faut parfois boucaner ce qui reste, conserver l’essentiel même quand cela sent fort. Le peuple n’est pas une foule lyrique, mais une ramade difficile à rassembler, toujours prête à se disperser. Des ragotins traversent la scène, figures éternelles du ridicule politique. Des pecques morales expliquent après coup comment il aurait fallu faire. Ben-Gourion ne les combat pas. Il les laisse parler. Le temps s’en charge.
Même la géographie se montre jugulibranche. Tout se joue à la gorge. Respirer ou céder. Rien n’est large. Rien n’est acquis. La chaleur chalin fatigue les corps et les nerfs. Elle enlève les illusions inutiles. Elle force à l’essentiel. À cette ligne rouge, cette nin permanente, qu’on ne dramatise pas mais qu’on ne quitte jamais des yeux.
Ce qui frappe, rétrospectivement, ce n’est pas la beauté des décisions. C’est leur exactitude. Comme ces mots oubliés de la langue française, trop précis pour survivre dans un monde qui préfère le flou, les choix de Ben-Gourion n’étaient pas faits pour séduire. Ils exigeaient un effort de compréhension. Ils refusaient la flatterie. Ils demandaient de durer.
Ce que racontent ces décisions, au fond, c’est la même chose que ces mots oubliés.
Ils n’ont pas disparu parce qu’ils étaient mauvais.
Ils ont disparu parce qu’ils étaient trop précis, trop exigeants, pas assez flatteurs.
Ben-Gourion, lui, n’a jamais cherché à être flatteur.
Il a choisi de durer.
Et dans un monde saturé de discours, c’est peut-être cela, aujourd’hui encore, la vraie radicalité.
© David Castel

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