L’œil du photographe, entre fidélité et subjectivité. Par Hagay Sobol

Photo Hagay Sobol
Photo Hagay Sobol

Si l’objectif capte une image, le photographe traduit ou interprète la réalité. Ce dernier, pour rester fidèle au sujet, doit concilier éthique et subjectivité.

L’image parle toutes les langues et interpelle instantanément. Moyen d’expression personnel ou collectif, à travers sa déclinaison récente, la photo numérique, son impact a été démultiplié avec les réseaux sociaux et l’information en continue. Cette diffusion massive, souvent incontrôlée, et les dérives potentielles, obligent le photographe à anticiper plus encore les conséquences de sa production, qu’elle soit esthétique ou documentaire, en respectant un cadre éthique. Car on ne peut tout se permettre au nom de l’art ou d’une cause, aussi juste soit-elle. Le contraire reviendrait à trahir le sujet. Et au-delà, celui qui la pratique, car la photo est souvent le reflet d’un parcours de vie. Alors empruntons ce chemin… 

La photo, moyen d’expression aux multiples visages

Prendre une photo revient à composer avec des contraintes contradictoires. La première étant de faire rentrer tout un monde, ou l’une de ses composantes, dans un cadre prédéterminé et restreint. Puis de traduire une réalité, qu’elle soit objective ou subjective, en un plan fixe, sans relief ni mouvement. Ensuite, de faire émerger du sens : témoigner, susciter l’émotion, transmettre un message, raconter une histoire, ou tout à la fois. 

Une fois ces éléments posés, il y a le facteur le plus importante, l’humain. Celle ou celui qui déclenchera l’obturateur et ceux qui regarderons l’image. Or, chacun est unique, produit de sa culture et d’une vie singulière. En conséquence, il y aura toujours une part de subjectivité, même si le propos est scientifique ou documentaire, ne serait-ce que par le choix du sujet, et d’autant plus lorsqu’il s’agit d’expression artistique. Aussi, il est de la responsabilité du photographe, qu’il soit professionnel ou amateur, de préciser dans quel contexte un cliché a été réalisé, et s’il l’a retravaillé de manière substantielle par des ajouts ou des omissions, pour ne pas induire en erreur l’observateur éventuel. 

La couverture du conflit à Gaza, dans les suites du pogrom du 7 octobre, est une véritable anthologie des excès auxquels on peut assister quand l’image est instrumentalisée pour servir la guerre de l’information. Ainsi, pour susciter l’émotion, et l’adhésion à la cause palestinienne, tous les moyens ont été employés : prises de vue hors contexte (chronologique, géographique, ou par le sujet, tels des enfants atteints de pathologies génétiques pour illustrer une possible famine…), recours à l’IA ou à une scénarisation. Les répercussions ont été dramatiques avec, d’un côté, un regain de haine et de violence dans le monde entier envers les juifs, désignés coupables, en raison d’un supposé soutien à Israël. Et de l’autre, le recours à ces subterfuges, une fois éventé, a fait douter de la réalité de la souffrance des populations. A l’inverse l’absence d’iconographie revient à occulter des drames réels, comme au Soudan par exemple. Ainsi, prendre une photo ou ne pas le faire n’est jamais anodin. 

La photo, un parcours de vie

Né dans une famille où l’expression artistique était encouragée, c’est à travers l’image que j’ai donné libre cours à mon désir créatif. Ainsi, dès le plus jeune âge, mon père, Nathan, talentueux photographe amateur, m’initia à cet art exigeant. D’abord par l’exemple, en le regardant choisir un sujet, composer, adapter le cadrage, jouer avec les ombres et la lumière. Cette attitude d’observation attentive fit naitre en moi un désir irrépressible de passer à l’acte. Pour ce faire, il m’offrit mon premier appareil, un simple boitier sans réglage, pour apprendre à voir le monde à travers un objectif, au sens propre comme au figuré, et acquérir des automatismes afin de me concentrer sur le sujet. Les seules consignes étaient de réfléchir et ressentir avant d’appuyer sur le déclencheur, ainsi que de toujours garder en réserve une dernière photo dans ma pellicule, au cas où… Puis, quand il me jugea apte, il me confia l’appareil qu’il chérissait le plus, un Zorki, copie russe d’un Leica allemand. Contrairement, aux appareils modernes, rien n’était automatique. A chaque prise, il fallait régler à l’instinct, en fonction de la situation, l’ouverture du diaphragme et la vitesse d’obturation. Il y avait une part d’inconnue entre ce que l’on croyait avoir capté et ce que le développement allait restituer. A l’époque de l’argentique, se mêlait à ce processus une atmosphère de mystère et de magie, avec « ses potions », pour révéler puis fixer l’image. 

Progressivement, sans en être pleinement conscient, je suis passé de la photo de famille au portrait ou du souvenir à une représentation artistique, en assumant la part de subjectivité du sujet ainsi que son traitement, et en acceptant de révéler une part de moi-même. Ce faisant s’instaure, une relation interactive entre le sujet et le photographe, entre le modèle et l’artiste. Dès lors, je ne me suis plus déplacé sans mon appareil, prenant des photos à tout instant, chaque moment étant propice à l’expérimentation. Immanquablement, les moments forts, et les accidents de la vie ou l’actualité vont imprimer leur marque, comme la naissance des enfants, la mort du père ou la maladie, jusqu’à l’impact des conflits mondiaux sur le quotidien. Dans ce parcours, alternent périodes de replis, de silence, de sidération, avec des phases de fulgurance, comme pour rattraper le temps perdu ou comme thérapie. La photo devient alors un élément aussi vital que boire ou manger.  

Au-delà du cliché, l’exposition

La photo n’est pas la fin de l’histoire mais le début. Vient ensuite, l’étape indispensable de l’exposition, sans quoi toute la démarche artistique serait inachevée. Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition de clichés mais d’une composition nouvelle en vue de délivrer un message au public. C’est à mon ami photographe professionnel, Maurice Dadoun, que je dois d’avoir sauté le pas. Nous avons passé des heures à questionner les épreuves, leur sens, leur légitimité, les aspects techniques et à choisir les tirages papiers. Ensuite à réfléchir comment les agencer à la fois dans un narratif et dans l’espace pour n’en retenir que l’essentiel.

Une fois la sélection faite, vient l’épreuve du réel, accrocher les photos aux murs avec les limites du lieu, les éclairages, les multitudes de choses auxquelles nous n’avons pas pensé et les derniers ajustements. Dès lors, la création nous échappe. Elle appartient au public qui va apprécier ou non le travail réalisé et y voir des significations nouvelles. Ainsi dans mon exposition intitulée « Féminin Plurielle(S) », une personne avait décroché un cliché pour le repositionner, tant il lui semblait évident qu’il avait été inversé. Ou encore, ce visiteur d’origine arménienne qui fondit en larme lors de l’exposition sur « le pain comme métaphore du bien et du mal ordinaire » et qui se remémora des souvenirs d’enfance et du génocide. Ce n’est qu’alors que l’on peut mesurer l’impact d’une simple image et les différences d’interprétation pouvant exister entre l’intention initiale et la façon dont elle est perçue. 

 L’engagement en images !

Le photographe n’est pas un témoin impartial, c’est un protagoniste. Chaque photo est un parti pris évoluant entre objectivité et subjectivité. C’est une interprétation, une traduction d’une réalité tangible, d’une émotion ou d’une idée. Et comme le dit le célèbre adage « Traduttore, traditore »[1] (traducteur, traître). Cette expression concernant la littérature, résume également le dilemme du photographe. Car la mise en image, malgré toute la sincérité que l’on peut y mettre, implique une double distanciation par rapport à l’original, avec l’effacement de ce qui n’est pas dans le cadre, et la façon dont va être captée ce qui est devant l’objectif. C’est en cela que l’on peut évoquer une « trahison ».  Le sachant, il convient d’être vigilent, pour servir de la manière la plus authentique la cause que l’on défend. Si ce n’est dans la lettre, que cela soit dans les valeurs et dans l’esprit.

Dans ma pratique, plusieurs genres se côtoient : reportage, paysage, portrait, photo urbaine ou abstrait, en couleur ou noir et blanc. C’est le plus souvent, la situation elle-même qui va imposer le style et la composition. En prenant de la maturité, je me suis dégagé de l’aspect purement esthétique pour privilégier le message, tel un laceur d’alerte. A titre d’illustration voici quelques clichés. Certains sont commentés, d’autres non, car désormais c’est à vous de conclure !

Image, le réel imaginé : Art&Facts Magazine, Numéro 2, 27 décembre 2025. Le magazine de l’Art, où l’esthétique rencontre l’éthique et l’actualité. Avec André Chéreau, Gérard Rabinovich, Guy Konopnicki, PEK, Thomas Stern, Lise Haddad, Frédéric Chaslin, Joëlle Debonnaire, Bérangère Viennot, Hagay Sobol, Simona Esposito, Jérôme Rigaudias et puiis aussi Noëlle Lenoir, Marc Maidenberg, Raphaël Aubry, Julier Vherrier-Hoffmann …

L’amour aux mille visages :

Au cours de mes pérégrinations, à Lyon, je vis cette ombre linéaire au sol m’évoquant un électrocardiogramme. Du cœur à l’amour, il n’y a qu’un pas. Je décidais d’en faire une ode à la diversité. Pour obtenir l’effet attendu, plusieurs heures d’attente et un grand nombre de clichés furent nécessaires.

L’amour aux mille visages :

L’espoir est partout :

Il venait de pleuvoir dans les quartiers Nord de Marseille. Alors que nous marchions sur une route mal entretenue, pour les besoins d’une campagne électorale, le soleil pointa soudain derrière les nuages et transfigura la scène en une œuvre abstraite digne d’un grand Maître !

L’espoir est partout :

Quand un livre prend vie :

Par effet de perspective, en juxtaposant, un livre dont les pages sont soulevées par le vent, avec des vacanciers sur une plage et des planches à voiles qui se croisent sur la mer, soudain le livre prend vie et l’on voit des personnages s’en échapper et au loin un oiseau qui s’envole…

Quand un livre prend vie :

24 heures de la vie d’une femme : 

Je me demande encore, si la personne qui a jeté cette grande photo de femme dans une si petite corbeille a réalisé l’impact de la scène qu’il ou elle donnait à voir… 

24 heures de la vie d’une femme : 

© Hagay Sobol


Notes

[1] Mentionné pour la première fois dans la littérature française par Joachim Du Bellay dans « Défense et illustration de la langue française » en 1549.


Hagay Sobol

Hagay Sobol

Hagay Sobol, Professeur de Médecine est également spécialiste du Moyen-Orient et des questions de terrorisme. A ce titre, il a été auditionné par la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée Nationale sur les individus et les filières djihadistes. Ancien élu PS et secrétaire fédéral chargé des coopérations en Méditerranée. Il est Président d’honneur du Centre Culturel Edmond Fleg de Marseille, il milite pour le dialogue interculturel depuis de nombreuses années à travers le collectif « Tous Enfants d’Abraham ».


Source: https://lediplomate.media/tribune-oeil-photographe-fidelite-subjectivite/

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