Les Hébreux sont originaires d’Asie occidentale, du monde mésopotamien et syro-levantin, et la Bible elle-même le dit : Abraham vient d’Ur en Chaldée, passe par Haran et entre en Canaan, ce qui inscrit Israël dans le grand arc sémitique du Proche-Orient, linguistiquement, culturellement et historiquement, avec l’hébreu apparenté à l’araméen et à l’akkadien, et avec une mémoire fondatrice qui ne dit pas « nous sommes nés ici » mais « nous venons d’ailleurs » ; Isaac s’enracine en Canaan, Jacob sort puis revient, devient Israël et engendre les tribus, Joseph fait descendre le clan en Égypte.
Plus tard seulement, après l’Exode, Josué marque l’entrée politique dans la terre par la conquête.
Cet épisode violent que l’Occident moderne met peu en avant dans le détail, parce qu’il heurte une sensibilité morale façonnée par le pacifisme chrétien, l’universalisme abstrait, la critique historique et surtout le traumatisme du XXe siècle, installant une méta-morale, police morale, qui ne se contente plus de juger mais décide ce qu’il est permis de dire ou non, transforme la lecture en mise en garde, assigne les paroles à des intentions, empêche le conflit des interprétations et produit du non-dit, de la frustration et du soupçon.
Dans ce cadre, Josué comme Nahum deviennent des textes “à risque”, alors même qu’il n’y a aucun rapport intelligible entre la conquête de Canaan, située, limitée, non universaliste, inscrite dans le monde des guerres de cités de l’âge du bronze, et le nazisme, projet racial total, industriel et mondial, et les conquêtes islamiques, ni entre l’oracle de Nahum contre Ninive, empire oppresseur de son temps, et la colonisation moderne, ou les guerres mondiales, et pourtant, par anachronisme moral, tout est sommé de répondre devant les fantômes du XXe siècle.
Mais en voulant cacher ou neutraliser ces textes pour “ne pas donner d’armes” et pour éviter de paraître comparable à des violences universalistes comme l’islam impérial ou les totalitarismes modernes, on crée du flou, et ce flou nourrit exactement l’amalgame qu’on prétend éviter.
Parce que ce qu’on ne dit pas devient rumeur morale : conquête hébraïque, conquêtes islamiques, nazisme, tout se mélange, faute de distinctions claires.
Le silence fabrique une pseudo-évidence, alors que seule une parole précise permet de dire à la fois que ces récits sont violents, mais qu’ils sont historiquement situés, limités, non transposables, non universalisables, et qu’ils disent le tragique du réel plutôt qu’un modèle pour l’humanité.
Au fond, ce n’est pas l’examen lucide des textes qui est dangereux, c’est leur abandon à la police morale et au brouillard, car on ne débat plus du vrai mais du “risque”, on ne lit plus pour comprendre mais pour se conformer, et en désertant le terrain de la parole nuancée.
On laisse les caricatures occuper l’espace, alors que ce qu’il faudrait, ce n’est ni justifier ni censurer, mais exposer, contextualiser et discuter, pour empêcher que la méta-morale devienne un instrument de contrôle et que le non-dit continue de fabriquer des amalgames.
Cacher n’a donc aucun intérêt quand l’amalgame existe déjà dans l’inconscient collectif — “les Juifs ont conquis Canaan, c’était violent, donc ils seraient comme les nazis, les islamistes ou les colonisateurs occidentaux” — car le silence ne dissout pas cette rumeur, il la laisse flotter sans cadre, alors que seule une approche scientifique, historique et anthropologique peut introduire des distinctions claires et désamorcer ces confusions.
Les Juifs d’aujourd’hui n’ont pas à craindre de parler de leur histoire, justement parce que ne pas en parler revient à accepter qu’elle soit racontée par d’autres, sous forme de caricature morale, au nom d’une méta-morale étrangère à l’approche juive du réel et du tragique.
Comme le disait déjà Rachi en ouvrant son commentaire de la Torah, en citant Rabbi Isaac : « La Torah aurait dû commencer par “Ce mois-ci est pour vous…” ; pourquoi commence-t-elle par la Création ? Pour que, si les nations disent : vous êtes des voleurs, vous répondiez : toute la terre appartient au Créateur » — ce qui montre que, dès l’origine, la tradition sait que l’histoire exposée suscite l’accusation,
mais que la réponse n’est pas le silence, c’est la parole, l’explication, l’affirmation de sens, contre la tentation de cacher son propre récit.
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— Il y a d’abord ce « juif honteux » qui se cache, simple, silencieux, lourd de la peur d’être assimilé aux pires violences d’un passé qu’il voudrait oublier. Il fuit l’ombre de la conquête de Canaan, refusant qu’on lui reproche : « Regardez, vous avez fait ça, c’est pareil que les nazis, ou que les colonisateurs d’aujourd’hui ». Son arme première ? Le silence, l’effacement, la dissimulation, dans l’espoir vain d’échapper à la stigmatisation. Mais ce juif honteux ne reste pas toujours juste un juif honteux. Dans une ironie tragique, il peut se transformer, se muer en une créature plus complexe, bien plus féroce : le « bon juif antisioniste ». Celui-là a internalisé le poids de la honte passée, il a voulu à tout prix éviter d’être nazifié lui-même — en niant ou cachant l’histoire violente, il espérait se prémunir du pire. Sauf qu’aujourd’hui, face à une violence politique inéluctable, visible, médiatisée à outrance, il ne peut plus cacher cette histoire. Et c’est alors qu’il bascule dans une logique perverse : pour ne pas être vu comme le nazi, il nazifie Israël. Oui, il accuse les siens d’être les bourreaux, transformant le « juif honteux » en dénonciateur impitoyable de son propre peuple — une posture d’autodénigrement défensif, presque schizophrène. Il est devenu l’accusateur des « nazis juifs » pour tenter de sauver sa propre peau morale, évitant à tout prix de passer lui-même pour le « mauvais juif nazi ». Ce monstre conceptuel existe bien réellement, sans pour autant représenter la généralité des juifs honteux, mais comme une figure tragique de ce combat intérieur: entre la honte d’un passé violent qu’on voulait taire, et la peur d’un présent qu’on ne peut plus masquer, il invente un masque nouveau — celui du « bon juif » qui se cache derrière l’accusation radicale. C’est un cercle infernal où du silence d’hier, il passe à la fabrique de la violence symbolique d’aujourd’hui, où la fuite et la honte alimentent des postures contradictoires, mais toujours prisonnières de la peur du regard de l’autre.
© Nicolas Carras


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