TENIR L’ÉCART
Liberté, séparation et désir
Dans « Les Enfants perdus de la République », je ne m’attarde pas aux figures glorieuses de la rupture. Je ne m’intéresse ni aux héros de l’émancipation ni aux récits lisses de libération. Ce qui me retient, ce sont les lignes de faille: des vies qui se déplacent à peine, des existences qui commencent à se desserrer sans savoir encore ce qui les attend hors du moule dans lequel elles sont nées. Les apostats que j’écoute ne triomphent pas. Ils hésitent, tremblent, avancent à découvert.
Je ne promets rien. Ni dehors salvateur, ni renaissance. Je sais que l’on ne brise presque jamais entièrement la forme qui nous a façonnés. L’arrachement est incomplet. L’origine continue de parler, même lorsque l’on s’en écarte. La sortie laisse des traces. Elle ouvre un espace, mais cet espace est étroit, incertain, souvent inhabitable. C’est là que je m’arrête: dans ce moment fragile où l’on ne peut plus dire « nous », sans pouvoir encore dire « je ».
Ce geste minimal de séparation traverse tout mon travail. Non comme une victoire, mais comme une épreuve. Une épreuve existentielle, parfois inconfortable, parfois risquée, toujours inachevée. Je ne cherche pas de nouvelles identités; j’observe les désidentifications. Je regarde ce que cela coûte de ne plus consentir, de ne plus adhérer, de ne plus se fondre, sans être assuré d’un lieu où reposer.
Ce refus discret, cette manière de se tenir légèrement à côté, peut déranger. Non parce qu’il serait spectaculaire, mais parce qu’il met en tension les attentes, les appartenances, les récits prêts à l’emploi. Refuser de se laisser enfermer, même sans fracas, expose à l’incompréhension, parfois au soupçon. C’est pourtant à partir de cette position modeste mais exigeante que s’est peu à peu imposée pour moi l’expression de « judéité de position », empruntée à Paul Audi.
Je n’y ai pas vu une identité à revendiquer, mais une manière de nommer ce qui se jouait déjà: un rapport à l’être fondé sur la séparation, sur le refus des totalités closes, sur l’impossibilité de coïncider pleinement avec soi. Être juif de position, ce n’est pas se déplacer vers une autre appartenance; c’est accepter que l’identité elle-même demeure fissurée, travaillée de l’intérieur par une altérité irréductible.
La judéité de position introduit ainsi une éthique de l’altérité radicale. Elle n’érige pas l’autre en figure extérieure à tolérer ou à combattre; elle invite à reconnaître l’autre en soi: ce qui résiste, ce qui ne se laisse pas intégrer, ce qui échappe à la maîtrise. Elle n’appelle pas à se protéger de l’altérité, mais à s’y exposer, à consentir à cette part étrangère qui empêche toute clôture du sujet.
Cette ontologie de la séparation est nourrie par ma proximité avec la pensée juive contemporaine, notamment celle de Daniel Sibony et de Jean-Jacques Moscovitz, pour lesquels la loi n’apaise pas mais limite, la coupure ne détruit pas mais rend possible, l’exil n’est pas une pathologie mais une structure. Je ne convoque pas cette pensée comme un héritage à revendiquer. Je la laisse travailler ma clinique, mon écriture, ma manière de tenir la parole.
Cette position devient plus singulière encore parce qu’elle est portée par une femme arabe. Ma parole ne glisse pas sur les attentes: elle les met à l’épreuve. Là où l’on attend un témoignage, j’essaie de penser. Là où l’on attend une représentation, je tente de me tenir comme sujet. Là où l’on attend une parole assignée à l’origine, je parle depuis un lieu sans garantie, sans protection, sans camp.
J’ai souvent souligné que, dans ses formes contemporaines de mobilisation politique et culturelle, l’islam supporte difficilement l’altérité. Non comme essence figée, mais comme système normatif qui peine à accueillir ce qui déborde — une femme libre, une parole dissidente, un désir qui ne consent pas à être réglé.
Pour autant, je ne fais jamais de cette place une posture ni une plainte. Je n’en tire aucun ressentiment. Je m’y tiens dans le désir. Un désir de liberté — liberté de penser, de dire, de ne pas me laisser réduire — dont je sais qu’il est exigeant et coûteux. Cette liberté ne protège pas: elle expose, enlève les appuis, interdit le repos dans l’appartenance.
Le prix est réel. Mais céder sur cette liberté-là serait céder sur l’être même. Je ne cherche ni refuge ni réparation. Je tiens. Je maintiens l’écart. Non par héroïsme, mais par nécessité. Car la liberté véritable ne console pas: elle engage, elle divise, elle coûte.
C’est à ce prix seulement que la liberté cesse d’être un mot. Elle devient une expérience — exigeante, incarnée, irréductible.
Si le mot juive s’impose à eux comme une insulte, il ne me réduit en rien; il m’augmente, car il désigne malgré eux non une origine mais un lieu — celui d’une position. Une position juive en ceci qu’elle tient l’écart, qu’elle ne cède ni à l’appartenance ni à la fusion, et qu’elle fait de la séparation la condition même de la pensée et du désir.
© Sonya Zadig
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Source : Tribune Juive https://t.co/sjAuQI0W2M
— cattan (@sarahcattan_) December 26, 2025
