Tribune Juive

Les Juifs contre eux-mêmes : morale, haine de soi et effacement. Par Charles Rojzman

Il est impossible de comprendre certaines attitudes paradoxales observables dans le monde juif contemporain sans les replacer dans la longue durée historique qui a façonné la condition juive en Occident. Il ne s’agit pas d’invoquer un traumatisme vague ou une mémoire incantatoire, mais de reconnaître l’existence d’un héritage psychique collectif forgé par des siècles de persécutions répétées, de marginalisation institutionnalisée, d’humiliations symboliques et de violences récurrentes. L’exil, les pogroms, les expulsions, l’Inquisition, l’enfermement dans les ghettos, puis, au sommet de cette trajectoire tragique, la Shoah, n’ont pas seulement produit des morts et des ruines : ils ont modelé des formes spécifiques de rapport à soi, au monde et au jugement d’autrui.

L’une des conséquences les plus durables de cette histoire est l’intériorisation d’une vulnérabilité morale singulière, qui peut aller jusqu’à la honte d’être soi. Cette haine de soi, rarement assumée comme telle, ne relève ni d’un vice moral ni d’une pathologie individuelle. Elle procède d’un mécanisme de survie ancien : pour réduire l’hostilité, il fallait anticiper l’accusation ; pour être toléré, il fallait se justifier ; pour échapper au rejet, il fallait parfois adopter le point de vue du persécuteur. Ce dispositif adaptatif, intelligible dans des sociétés structurellement antijuives, continue d’agir bien au-delà des conditions qui l’ont vu naître.

Dans le monde contemporain, cette disposition psychique peut conduire certains Juifs à se situer spontanément du côté du tribunal moral global. Face à un antisémitisme qui ne se présente plus toujours comme tel, mais se recompose sous les langages du progressisme, de l’antiracisme ou de l’anticolonialisme, la tentation est grande d’anticiper la mise en accusation en la validant. On reprend alors les griefs dominants, on radicalise la critique de soi, on transforme la dénonciation de son propre camp en preuve de lucidité et de vertu. La fidélité à l’éthique devient indissociable de la prise de distance, voire de la rupture, avec toute solidarité historique.

Mais ce phénomène ne peut être compris sans prendre en compte une autre dimension décisive : la singularité morale du judaïsme lui-même. Le paradoxe est là, et il est central. Le peuple juif a été le porteur historique d’une exigence éthique d’une radicalité sans équivalent : primauté de la loi sur la force, responsabilité individuelle devant une instance transcendante, universalité de la dignité humaine, appel prophétique à la justice. Cette révolution morale a irrigué le christianisme, puis l’humanisme moderne, jusqu’à structurer la conscience occidentale elle-même.

Or, dans la modernité tardive, ce legs se retourne contre ceux qui l’ont porté. Ce qui fut une exigence adressée à l’humanité devient une norme d’exception imposée aux Juifs. On attend d’eux — et plus encore de l’État d’Israël — une perfection morale absolue, une pureté éthique sans faille, que l’on n’exige d’aucun autre peuple ni d’aucun autre État. Toute violence subie appelle une retenue exemplaire. Toute riposte devient suspecte. Le droit à l’autodéfense, reconnu partout ailleurs comme un principe élémentaire, est ici perçu comme une faute morale.

Cette asymétrie n’est pas contingente. Elle révèle une structure profonde de la conscience occidentale contemporaine, incapable de penser le tragique du politique. Refusant d’assumer la conflictualité irréductible du monde, elle projette sur le Juif — individuel ou collectif — la charge morale de ses propres contradictions. Israël devient alors le lieu symbolique où se rejoue, sous des formes nouvelles, l’ancienne mise en accusation : non plus au nom de Dieu ou de la race, mais au nom de l’éthique universelle.

C’est dans ce cadre qu’il devient indispensable d’introduire une distinction trop souvent effacée, mais analytiquement décisive, entre deux figures de la critique juive contemporaine.

La première est celle de la délégitimation radicale. Elle est illustrée par des intellectuels tels que Shlomo Sand ou Norman Finkelstein. Ici, il ne s’agit plus d’une critique interne ni d’une tension entre morale et politique, mais d’une entreprise de déconstruction systématique de la légitimité historique, nationale et morale de l’existence juive collective sous sa forme étatique. Israël n’y est pas seulement critiqué pour ses actes : il est présenté comme une imposture, une violence originelle, une anomalie morale. L’histoire juive est relue à rebours, vidée de sa continuité et de sa dimension tragique, pour être réduite à un récit fabriqué ou frauduleux.

Dans ce cas, on assiste à une rupture assumée avec toute solidarité historique. Le peuple juif n’est plus pensé comme sujet de l’histoire, mais comme objet d’un procès moral permanent. Cette posture rejoint objectivement — indépendamment des intentions subjectives — les matrices idéologiques de ses ennemis les plus déterminés. La parole juive devient alors l’arme la plus efficace de la délégitimation, car elle permet de nier l’accusation d’antisémitisme tout en reconduisant ses effets fondamentaux.

La seconde figure est plus complexe, plus respectable intellectuellement, mais non moins problématique dans ses conséquences. Elle est représentée par des penseurs ou responsables communautaires tels que Martin Buber autrefois, Abraham Burg ou Delphine Horvilleur aujourd’hui. Ici, le droit à l’existence d’Israël n’est pas formellement nié. Ce qui est en jeu, c’est la primauté absolue accordée à l’éthique, conçue comme fidélité à l’universalisme moral issu du judaïsme, y compris lorsque cette fidélité entre en contradiction directe avec la réalité des menaces existentielles.

Dans cette perspective, l’éthique juive est élevée au rang d’instance transcendante, surplombant toute considération stratégique, sécuritaire ou historique. Le danger est alors double. D’une part, la question de la survie collective est reléguée au second plan, comme si elle relevait d’un registre inférieur, presque indigne. D’autre part, on oublie que cette exigence morale est née dans un monde tragique, conflictuel, violent — et non dans un horizon pacifié d’abstraction morale.

En plaçant l’éthique juive au-dessus de la réalité des menaces d’anéantissement, pourtant explicitement formulées par des acteurs idéologiques, politiques et militaires contemporains, on contribue à désarmer moralement le peuple juif. On transforme une tradition de responsabilité en impératif d’impuissance. On confond universalité morale et auto-négation historique.

Or, c’est ici que se joue le point décisif : malgré la différence radicale de leurs intentions, ces deux figures produisent un effet convergent. Leurs discours sont récupérés, amplifiés et instrumentalisés par la propagande des ennemis des Juifs. Dans l’économie symbolique contemporaine, la parole juive critique devient une caution absolue. Elle permet de délégitimer Israël sans apparaître antisémite, de réclamer sa disparition au nom de l’éthique, et de transformer une hostilité millénaire en combat moral prétendument progressiste.

Le Juif devient alors le témoin à charge contre lui-même, figure ultime de l’auto-accusation occidentale. L’exigence morale, détachée de toute considération de réalité, se mue en arme idéologique. Une morale qui exige la disparition de ceux qui la portent cesse d’être une morale ; elle devient une fiction dangereuse.

L’enjeu n’est pas de sacraliser l’État d’Israël ni de réduire au silence toute critique. Il est de rétablir une distinction fondamentale que la modernité morale tend à effacer : celle entre l’exigence éthique et la négation du tragique. La morale juive ne s’oppose pas à la survvie du peuple juif ; elle en est historiquement indissociable. Se défendre n’est pas trahir ses valeurs, mais refuser qu’elles soient retournées contre la vie.

Réaffirmer cette vérité, c’est rompre à la fois avec la haine de soi et avec l’illusion morale. C’est rappeler que la vocation universelle du judaïsme ne s’accomplit pas dans l’effacement de son existence historique, mais dans la capacité à tenir ensemble l’éthique et la réalité, la justice et la défense, la lucidité et la responsabilité. C’est à cette condition seulement que la morale peut demeurer une force — et non une arme aux mains de ceux qui n’ont jamais renoncé à l’anéantissement.

© Charles Rojzman 

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