Un entretien réalisé par Frédéric Sroussi
Alexander Grinberg, vous êtes officier de réserve dans les Renseignements militaires israéliens (Aman) au Département de la recherche. Vous êtes un expert reconnu de la République islamique d’Iran et du monde islamique en général. Vous parlez neuf langues couramment dont l’arabe et le persan (farsi).
Tribune Juive : Comment vous êtes-vous intéressé au Rapport publié par le Think Tank France 2050 présidé par le maire de Chalon-sur-Saône M. Gilles Platret (que nous avons interviewé pour TJ [1] ) concernant l’infiltration de la République islamique d’Iran en France ?
Alexander Grinberg : Je suis francophone, je me tiens toujours au courant de ce qui se passe en France surtout quand c’est en lien avec l’Iran. J’ai vu les tweets d’Emmanuel Razavi (N.d.A grand reporter et l’un des auteurs du rapport du Think Tank France 2050). Il écrit sur l’entrisme iranien et c’est la première fois qu’est publié un rapport organisé écrit par plusieurs auteurs sur l’entrisme iranien en France. Ce qui me paraît aberrant ce ne sont pas tant les agissements de la République islamique d’Iran en France que le laisser-faire de l’État français. L’Iran et ses agents d’influence jouissent d’une impunité totale. Quand j’écoute par exemple le podcast qui s’intitule « Collimateur » de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM), et que je vois une rubrique qui se nomme : « Les services russes à l’assaut de la France » ; je me dis – en tant qu’ex-Soviétique russe – : « En quoi cela vous étonne ? Les Russes espionnent la France depuis un siècle et demi à peu près…» Bien que je n’aie nulle intention d’atténuer la
gravité des subversions russes en France, ce n’est pas nouveau. En revanche c’est pour le moins bizarre que l’assaut des services algériens et iraniens en France soit soumis à l’omertà.
Ce qu’il y a d’étonnant et d’inquiétant en revanche c’est surtout que la France pratique le outsourcing (N.d.A externalisation) avec les services secrets algériens alors que l’Algérie manipule les nationaux algériens en France et qu’elle utilise les narcotrafiquants algériens à son avantage. Or, il faut savoir que les Iraniens ont besoin des bons offices du régime algérien qui soutient la République islamique d’Iran. Il existe un lien historique entre l’Iran et l’Algérie car il ne faut jamais oublier que toute cette pensée de l’islamisme politique – surtout celui qui vient d’Iran – ne peut jamais être qualifiée de rétrograde. Cet islamisme politique a toujours été influencé par les marxismes (je mets ce terme au pluriel à bon escient). Toute la rhétorique islamiste iranienne, mais pas seulement, est remplie d’une terminologie qui est proche de la terminologie marxiste. La lutte de l’Iran contre le colonialisme, l’impérialisme et évidemment le sionisme font que ce pays arrive à se lier d’amitié avec les organisations laïques de gauche.
T.J : Justement, le titre de l’article que vous avez écrit sur la base du rapport du Think tank France 2050 et publié par le Jerusalem Institute for Strategy and Security (JISS) s’intitule : « Iransoviet-style infiltration of France » (« L’Infiltration iranienne en France à la manière soviétique». En effet, vous parlez d’entrisme, ce moyen d’infiltration qui a été pensé d’abord par Lénine, mais organisé et systématisé par Trotski et ses suiveurs.
A.G : Il faut parler à ce stade de l’ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ? écrit par le grand iranologue Daryush Shayegan qui est d’une grande envergure philosophique. Il explique avec un grand brio l’essence de la Révolution islamique, il l’a défini comme un « marxisme bâtardisé ».
TJ : Mais l’ayatollah Khomeiny s’est-il servi des techniques soviétiques et d’une forme de marxisme pour arriver à ses fins ou avait-il un vrai penchant, même si cela peut paraître paradoxal, pour cette idéologie ?
A.G : C’est très difficile de donner une réponse unique et définitive à cette question, mais je ne crois pas que Khomeiny fut un crypto-communiste. Il disait qu’entre l’Amérique, l’Angleterre et l’Union Soviétique, cette dernière était la pire. Il n’était donc pas pro-russe, mais les grands esprits se rencontrent. En fait, c’est surtout quelqu’un comme l’ayatollah Mohammad Beheshti qu’il est important de nommer. C’est quelqu’un qui apprenait la théologie islamique à la Faculté laïque de Téhéran dans les années 1950. Il a appris le Français, l’Allemand, l’Anglais, puis il est parti en Allemagne où il a créé le Centre islamique de Hambourg, le premier de son genre, il l’a géré de 1965 à 1970, et c’est Mohamed Khatami qui l’a remplacé. Beheshti était le bras droit de Khomeiny. Khomeiny était le leader, mais il est toujours resté un clerc chiite traditionnel. J’ai du mal à croire qu’il avait internalisé les concepts de Gramsci sur l’hégémonie culturelle, etc. Mais Khomeiny avait une compréhension « bestiale » de la politique (comme Trump d’une certaine manière). Khomeiny avait le sens de la politique. Les autres comme Beheshti géraient la Révolution en Iran. Il fallait les talents d’organisateur d’un Trotski. En fait, en y réfléchissant, je peux dire que Beheshti ressemblait vraiment à Trotski en réussissant à combiner les facultés organisatrices et intellectuelles, celles de philosophe, de pédagogue et de commandant organisateur. Beheshti a su habiller l’islam classique en discours religieux modernisé pour qu’il devienne intelligible aux étudiants Iraniens à cheval entre tradition et modernité .
Beheshti s’occupait des finances, organisait les manifestations de la Révolution et je n’ai aucun doute qu’il connaissait Gramsci et toutes les techniques trotskistes parce qu’il lisait Hegel, rencontrait les intellectuels allemands, mais c’était un pur khomeyniste. J’ai du mal à croire que Khomeiny aurait pu choisir comme son éminence grise quelqu’un de crypto-libéral sur le plan religieux. Beheshti est considéré en Iran comme un modéré, mais il n’était pas modéré. Il savait renoncer à certaines pratiques religieuses pour la Cause. Par exemple, un étudiant lui a demandé à Hambourg s’il devait serrer la main d’une femme (N.d.A ce qui est interdit dans l’islam), alors Beheshti lui a répondu que oui car sinon le peuple allemand pensera que les musulmans sont des abrutis. Il faut dire aussi que Beheshti était un farouche antisémite et un négationniste.
T.J : Cet antisémitisme est intrinsèque à l’islam.
A.G : En Iran, le chiisme était très intolérant envers les Juifs. En fait, dès que l’Iran est devenu chiite au XVIème siècle, on s’est mis à persécuter les Juifs, ce qui n’était pas le cas avant. En Afrique du Nord notamment les Juifs furent persécutés par les musulmans, mais par exemple pas en Turquie ottomane où l’on n’a jamais persécuté les Juifs, mais en Iran oui (avec l’arrivée du chiisme). On ne persécutait pas les Arméniens ou les chrétiens, mais les Juifs, oui. Du temps du Shah toute cette politique antijuive a été abolie.
Il faut dire que l’islamisme iranien n’est pas très différent de celle des Frères musulmans. Comment peut-on le prouver ? Eh bien, simplement parce que le fondateur de l’islamisme iranien violent avant Khomeiny s’appelait Navvab Safavi, qui avait fondé un mouvement qui tuait des intellectuels iraniens. Navvab Safavi s’est rendu en Égypte en 1948 où il a rencontré Hassan el-Banna en personne (N.d.A Hassan el-Banna est le fondateur de la Confrérie des Frères musulmans). Son mouvement s’appelait ‘Fedayan-e Eslam’.
Ce mouvement était aussi terroriste; ils assassinaient des intellectuels Iraniens qu’ils jugeaient portant atteinte à l’Islam, dont un grand historien et intellectuel iranien Ahmad Kasravi. Il existe donc des liens organiques entre les chiites iraniens et les Frères musulmans. D’ailleurs l’actuel « Guide de la Révolution» iranienne Ali Khamenei, qui connaît parfaitement l’arabe (seule autre langue qu’il maîtrise), a traduit en farsi les ouvrages de Saïd Qotb, notamment le livre intitulé Notre combat contre les Juifs. Il existe aussi une anecdote très intéressante concernant l’intellectuel iranien Jalal Al-e-Ahmad qui a inventé le terme de Gharbzadegi – qu’on traduit par « Occidentosis » – pour se moquer des Iraniens attirés par l’Occident comme si cela relevait d’une maladie mentale. Eh bien, il s’est rendu en Israël en 1963 et il a pris Israël en exemple en découvrant qu’Israël était un pays qui alliait la tradition avec la modernité sans perdre son identité. Il a écrit un livre intitulé Un voyage au pays d’Israël et Khomeiny a envoyé Khamenei pour lui interdire de publier ce livre, mais le livre a quand même été publié…
Je veux dire ici que la politique étrangère française évite au maximum de parler des rapports entre l’Iran et Israël car il faudrait alors parler de l’antisémitisme de la République islamique d’Iran. La propagande française représente souvent le combat entre l’Iran et Israël comme une lutte pour l’hégémonie dans la région. C’est du bullshit ! Ceci n’a aucune base factuelle. En fait Khomeiny s’est mis à prêcher contre les Juifs en 1963, donc avant la Guerre des six jours. Aujourd’hui aussi, le conflit délirant de l’Iran contre Israël ne repose sur aucune raison géopolitique normale. On ne se bat pas pour un territoire, nous n’avons aucune frontière en commun. Ce qui motive le régime iranien contre Israël est purement et simplement l’idéologie antisémite islamiste. Le fait même que sur le site personnel d’Ali Khamenei se trouve une rubrique négationniste intitulée «La légende de l’Holocauste » démontre l’antisémitisme d’État du régime iranien. L’Iran s’oppose à l’existence même d’Israël.
La propagande dit que soi-disant c’est la critique de la politique de l’État d’Israël qui animerait l’Iran. C’est faux ! Ce qui anime la République islamique d’Iran est la volonté de détruire Israël pour des raisons religieuses. L’idée même qu’Israël existe crée une dissonance cognitive dans leur croyance absolue en l’Islam. Comment un peuple qui a refusé de croire en Mohamed peut-il exister ? Nous trouvons cela aussi avec l’antisémitisme chrétien et Jésus. Pour le régime iranien c’est son identité même qui est remise en cause par l’existence d’Israël.
TJ : Un autre lien existe aussi entre les Frères musulmans sunnite et la République islamique chiite d’Iran, c’est Fathi Shaqaqi, le fondateur du Djihad islamique palestinien- qu’il a fondé en Égypte puis à Gaza – et qui tout comme le Hamas est une branche des Frères musulmans. Shaqaqi s’est intéressé à la Révolution islamique d’Iran. Il fut à ma connaissance le premier dans le monde arabe sunnite à écrire un livre glorifiant l’Ayatollah Khomeini, un livre qui s’intitule : Khomeini : La solution islamique et l’alternative.
AG : Oui. Tout à fait, mais ici c’est quand même une autre problématique. C’est vrai que le DIP est très particulier dans le sens où c’est le seul mouvement explicitement pro-iranien sans être chiite. Quand même il ne faut jamais oublier que l’intégrisme musulman ou islamisme est un phénomène moderne par excellence; donc les affinités purement religieuses ou historiques passent en arrière-plan. Ils oscillent toujours entre une idéologie et une donnée culturelle. Par exemple, depuis la Révolution islamique de 1979 le régime iranien a interdit de facto tacitement toutes les pratiques chiites qui gênaient les sunnites, par exemple le fait de se flageller jusqu’au sang ne se fait pas en Iran. Cela se pratique au Pakistan par exemple où il y a beaucoup de chiites.
T.J : Cela se pratique maintenant aussi en Angleterre ! Donc, l’autoflagellation est interdite en Iran ?
A.G : Ils sont plus rusés que ça. Ce n’est pas interdit car on ne peut pas interdire officiellement
les pratiques chiites, mais ce n’est pas bien vu. La société iranienne se développe, une société
urbaine laïque s’est développée, donc ce rituel passerait mal. Il faut parler ici d’un personnage central dans l’histoire chiite moderne qu’est Ali Shariati (1933-1977) qui a étudié la sociologie à Paris avec Jacques Berque, notamment. On l’appelait le Mollah rouge car il formulait l’islam en termes ouvertement marxistes. Il partageait une idée de l’islam noir et réactionnaire des mollahs qui n’était pas de gauche, mais il n’était pas très religieux. Il était aussi très antisémite.
T.J : C’est une constante…
A.G : Oui… Il faut ajouter que le chiisme est une religion de deuil. Khomeini a interdit la musique iranienne et les fêtes iraniennes en disant : « En Islam il n’y a pas de joie. » D’ailleurs, on n’a jamais vu Khomeini sourire. En fait, le chiisme traditionnel ne pouvait pas être populaire et Shariati a transformé le mythe du deuil en un concept marxiste, en parlant d’injustice. Il disait qu’il fallait aspirer au martyr pour le prolétariat. Il a donc modernisé le mythe chiite en marxisme, et il s’est retrouvé attaqué par les clercs à cause de ça. Khomeini ne comprenait pas toutes ces affaires d’injustices sociales. Par exemple, lorsque pendant la guerre Iran-Irak la crise économique en Iran s’est aggravée, Khomeini a déclaré qu’« on n’avait pas fait la Révolution islamique pour se plaindre du prix des pastèques ». Ensuite, il a inversé cette tendance après que Beheshti lui a expliqué qu’une société ne pouvait pas vivre comme ça. Dès lors, Khomeini s’est mis à parler du «bien-être» des travailleurs…
T.J : Il existe donc un lien idéologique fort entre le marxisme et l’islamisme politique et c’est la propagande de l’Union soviétique qui en est d’une certaine manière responsable.
A.G : En fait, en 1965 quand la République fédérale d’Allemagne a établi des relations diplomatiques avec Israël, ceux qui ont perdu, c’est l’Allemagne de l’Est et l’Union soviétique. Comme ils n’ont pas du tout aimé ce rapprochement, ils ont inventé et injecté le narratif d’associer l’Allemagne de l’Ouest aux nazis, et comme cette dernière était associée maintenant à Israël, alors ils ont prétendu qu’Israël était un « État colonialiste », un État soi-disant « nazi ». Jusqu’à cette époque, le sionisme était interdit en Union Soviétique, mais associer Israël avec le nazisme, cela n’existait pas dans le discours officiel du régime soviétique, et même les Arabes ne disaient pas cela. La campagne de marketing de la « lutte palestinienne » est une invention soviétique, et cette propagande s’est ancrée en Occident.
T.J : L’antisionisme tel qu’on le connaît est donc bien une invention soviétique même s’il ne faut jamais oublier que les nazis méprisaient le sionisme avant les soviétiques. L’idée d’un retour du Peuple juif sur sa terre a été copieusement moquée par l’idéologue en chef du Troisième Reich, le tristement célèbre Alfred Rosenberg. Ce qui est intéressant de noter c’est que Rosenberg exécrait le sionisme pour la raison totalement inverse à la détestation absolue qu’ont les wokistes vis-à-vis du sionisme aujourd’hui. En effet, ces derniers « accusent », avec une ignorance crasse, les «sionistes» (donc les Juifs) d’être «des colonialistes blancs venus d’Europe» alors que Rosenberg – à la suite du célèbre philosophe antisémite allemand Eugen Dühring – déplorait quant à lui que les Juifs et donc les sionistes étaient originaires d’Asie (ce qui est vrai !) ; il écrivit : « Le sionisme n’est qu’un aspect du Panasiatisme » (« Zionismus sei nur ein Teilgedanke des Panasiatisme ») » (A. Rosenberg; Le Mythe du XXe siècle, 1935).
Il faut ajouter que le terme «Panasiatisme» ne repose sur aucune réalité politique ou culturelle.
Voici ce que dit encore le chef de la propagande nazie concernant le sionisme : « Du sionisme
[…] en même temps une liaison spirituelle et politique conduit à l’idée du bolchevisme rouge […] Le sioniste F. Kohn déclare qu’une seule ligne conduit des Pères fondateurs jusqu’à Karl Marx, à Rosa Luxemburg et à tous les bolcheviks juifs qui ont servi «la cause dans la liberté. » Quand on sait que les antisionistes, depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, s’appuient sur le marxisme pour « dénoncer » le sionisme, c’est un peu fort de café !
A.G : Mais en effet, l’antisionisme tel qu’on le connaît aujourd’hui est sans aucun doute l’invention de la propagande soviétique.
T.J : Commandant Alexander Grinberg, merci
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Source : Tribune Juive https://t.co/67Fqu19L5j
— cattan (@sarahcattan_) December 25, 2025
