Tribune Juive

Archives: 17/12/2023 Depardieu C’est Gulliver que des Lilliput rêvent de coucher au sol et de ficeler. Par Claire Fourier

Depardieu. – En Raspoutine. Raspoutine s’assied au bord du lit où le jeune prince malade peine à s’endormir. Raspoutine commence à lui raconter une histoire de cheval ailé. Peu à peu, le prince s’apaise et s’endort. Depardieu-Raspoutine a parlé, chuchoté plutôt avec une voix d’outre-ciel – d’une douceur irréelle. La voix masculine, de plus en plus ténue, a commandé et s’est glissée dans l’ensommeillement du prince ; le timbre, les intonations ont épousé de manière poignante ce glissement très doux.

Je m’étais dit : comment une voix d’homme peut-elle être aussi délicate et subtile ? Comment une voix peut-elle posséder des harmoniques non moins arachnéennes que venues des profondeurs ?

Cette scène, un sommet du cinéma.

Depardieu n’a jamais besoin de forcer la voix. Depardieu acteur est une femme. Tout en nuances.

Je me rappelle. Au sujet de la cérémonie qui eut lieu à l’Hôtel des Invalides, on m’avait dit : « Vous n’aimez pas Belmondo. » Il ne s’agissait pas d’aimer ou non. Il s’agit toujours de savoir ce qu’est un grand artiste et de le reconnaître. Belmondo et Depardieu, aux antipodes l’un de l’autre.

Comment ça ?

Belmondo ne se dévêtait jamais de lui-même, ne se glissait pas dans un rôle : il adaptait le rôle à sa personne. Il ne faisait pas chair en lui de son personnage, ne devenait pas le personnage, même il l’occultait : dans tous ses rôles, c’est l’acteur (et sa sempiternelle gouaille) qu’on voyait et entendait.

Depardieu, au contraire, se dévêt de lui-même. D’emblée, il s’efface, se glisse dans une autre peau, fait chair en lui de son personnage : il l’incarne, au sens fort du terme.

C’est si vrai qu’en dépit de sa formidable silhouette, Depardieu n’existe plus lorsqu’il joue Raspoutine. Idem pour Jean Valjean, le colonel Chabert, Danton, Balzac… Le comédien est remplacé : Depardieu est le personnage, il nous le « restitue » littéralement.

Exemple. Belmondo et Depardieu ont joué des ecclésiastiques à l’écran. Or. À aucun moment dans « Léon Morin, prêtre » on ne peut oublier Belmondo car il porte la soutane comme un habit de scène : il est déguisé ; de là que ce prêtre ne nous émeut guère.

Dans « Sous le soleil de Satan » immédiatement on oublie Depardieu car il s’infiltre, s’enfonce dans le rôle, il épouse toutes les facettes du personnage, on le sent massivement habité par les tourments liés à la soutane ; de là qu’il est le bouleversant prêtre de Bernanos.

Depardieu serait à comparer, sur le plan littéraire, à Stefan Zweig qui définissait le biographe comme une « re-créateur » du personnage étudié. Zweig se glisse dans la peau de Magellan, Fouché, Marie-Antoinette, Érasme, Luther, autant de personnages très divers ; il fait chair en lui de tous, devient chacun tour à tour.

Il y va d’une question de sensibilité, d’acuité, de raffinement : Depardieu a des antennes qui captent tout.

Et alors que tant d’acteurs en font des tonnes pour ne rien dire, un battement de cils, une lueur, une ombre dans le regard, une mimique à peine appuyée, un souffle suffisent à Depardieu pour dire beaucoup.

En un mot, un grand comédien se reconnaît à ce que ce sont ses personnages qui crèvent l’écran, pas lui. – Tel est Depardieu.

Le reste, l’actualité… C’est Gulliver que des Lilliput rêvent de coucher au sol et de ficeler. C’est la chipie Ève Hanska qui se servit de son tendre et généreux Balzac. C’est Samson à qui des figurantes de cinéma âpres au gain et qui se prennent pour Dalila rêvent de couper l’imposante chevelure. Bah ! Y parviendront-elles que les cheveux repousseront, et le temps se chargera de renverser les colonnes du temple de la rue de Valois et de ridiculiser les coince-derche du Cul-turel.

L’albatros serait bien inspiré du reste, maintenant qu’il en connaît l’envers, de jeter illico la célèbre médaille au pied des moineaux pioupiou et ramasse-miettes, des « cinq-galons » rigides, d’une ministre domestiquée et sans aucun naturel, tous de faible envergure, réduits à rogner les ailes du libre et puissant oiseau de mer. – Tant il est vrai que sont légion les bourgeois étriqués qui ignorent tout de l’honneur, hormis le decorum.

En somme, le dernier personnage que Depardieu incarnerait idéalement, c’est Robert-François Damiens dont lors du procès, la fierté naturelle, la liberté d’esprit et la bienveillante désinvolture faisaient baisser les yeux à ses juges quand il parcourait du regard les bancs. « La journée sera rude », dit-il simplement, bravache, à l’annonce de l’écartèlement. – Depardieu fait le poids face à l’anarchiste de haute volée… et s’il devait faire un peu de cachot, il en aurait la ligne.

Garder à l’esprit que ce qui dépasse est insupportable aux bas de plafond qui restent sous la toise.

© Claire Fourier

Révélée avec « Métro Ciel », récit lumineux d’une rencontre souterraine, Claire Fourier a publié des récits, historiques tels « Les Silences de la guerre », un écho au livre de Vercors, et « L’amour aussi s’arme d’acier », « RC4 en Indochine », des récits intimes comme « C’est de fatigue que se ferment les yeux des femmes », à propos du deuil de la mère, et « Dieu m’étonnera toujours », relation d’un séjour à la Chartreuse, des haïkus, romans et des recueils de pensées. 

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