CHRONIQUE. Il flotte dans l’air quelque chose du geste ultime de l’écrivain juif autrichien, après l’attaque antisémite de Bondi, en Australie.
La guerre tue à Gaza et l’antisémitisme tue aussi, partout dans le monde. Les deux réalités amères coexistent. On ne peut pas lutter contre l’une en fermant les yeux sur l’autre. On ne peut pas non plus se prévaloir d’une tragédie à Gaza pour en provoquer une autre ailleurs dans le monde. La guerre en cours à Gaza fait chaque jour des morts civils palestiniens. Elle s’inscrit dans un conflit opposant Israël au Hamas et à d’autres groupes armés, dans le prolongement de l’attaque du 7 Octobre et de décennies de confrontation. Mais le fait de se dire « du côté des victimes » ou de réclamer un cessez‑le‑feu, la paix, ne justifie jamais l’antisémitisme. Ce n’est pas une opinion, mais une haine meurtrière.
On ne peut pas accepter qu’il soit interdit – à juste titre – de déclarer que « tous les musulmans sont coupables » quand des terroristes islamistes frappent, tout en tolérant l’idée que « tous les juifs » et tous les Israéliens seraient responsables de ce qui se passe à Gaza. Cette généralisation est au cœur du mécanisme qui transforme une colère vue comme légitime contre une politique en hostilité de principe envers un peuple, une religion ou une diaspora.
Fabrique à tueurs aveugles
Entre la main qui appuie sur la gâchette et l’idéologie qui lui donne un prétexte, le lien est direct. Ce sont les mêmes ressorts qui, peu à peu, durcissent les consciences et fabriquent la poupée folle du tueur aveugle. Généralisations, judéophobie, haine de soi et des autres, radicalismes, banalisation de la détestation, calculs politiques et complotismes créent un climat délétère.
Après l’attentat antisémite de Sydney, le risque de l’habitude Dans ce climat, on fabrique à la fois le tribun populiste des foules woke et le tueur convaincu d’agir pour une cause qui surpasse les autres. On croit ainsi gagner deux fois : par la mobilisation électoraliste visant les musulmans et par la terreur antisémite. En réalité, on détruit le terrain commun où pourraient se construire des solutions justes pour Israéliens et Palestiniens, et pour nous qui les regardons en pensant avoir raison.
L’antisémitisme est une réalité. C’est même un snobisme, un dandysme de notre époque malheureuse. Les morts à Gaza aussi sont une réalité. Il faut s’engager pour que cessent l’un et l’autre ensemble, non les opposer comme si l’un devait servir d’excuse à l’autre. Quand on dresse des listes de juifs ou d’Israéliens à viser, à boycotter ou à intimider, quand on assigne toute personne d’une origine, d’une religion ou d’une nationalité à la responsabilité d’un gouvernement ou d’une armée, on ne fait qu’alimenter la guerre que l’on prétend dénoncer. Une critique des politiques israéliennes ou du gouvernement en place est légitime. Elle devient toxique dès qu’elle essentialise « les juifs » ou importe le conflit au point de transformer des voisins de quartier et d’histoire en ennemis à abattre.
Au nom de l’humanité
Sur la plage de Bondi, à Sydney, une attaque terroriste revendiquée comme antisémite a visé des familles juives rassemblées pour Hanoukka. Elle a fait au moins une quinzaine de morts et de nombreux blessés. Les autorités australiennes ont qualifié l’attentat de « terroriste » et « antisémite », visant explicitement la communauté juive locale. Dans les images qui ont fait le tour du monde, un homme surgit. Il saisit l’un des assaillants et parvient à le désarmer au péril de sa vie. Il s’appelle Ahmed Al Ahmed.
Il est syrien, il a 43 ans et travaille comme vendeur de fruits. Ahmed est musulman. Ce détail, qui ne devrait pas en être un, dit pourtant beaucoup dans un moment où l’on voudrait coller des étiquettes définitives sur les communautés avant même de partager le deuil ou la solidarité.
Un autre homme, lui aussi issu d’un milieu majoritairement musulman, risque sa vie pour sauver des inconnus au nom d’une appartenance plus large : celle à l’humanité.
Dans cette scène, un tueur ouvre le feu au nom d’une appartenance haineuse. Il est persuadé de venger Gaza en massacrant des juifs sur une plage australienne. Un autre homme, lui aussi issu d’un milieu majoritairement musulman, risque sa vie pour sauver des inconnus au nom d’une appartenance plus large : celle à l’humanité, à l’innocence des victimes. Ce paradoxe rappelle que les identités sont multiples. Rien n’oblige un croyant, un Arabe, un juif, un chrétien ou un athée à se laisser enfermer dans la caricature violente que des extrémistes fabriquent pour lui.
Qu’un journal islamiste en Algérie, complotiste de surcroît, tente ensuite de récupérer ce geste héroïque pour sa propagande (avec un titre du type : « Un héros musulman fait face à l’attaque de la plage de Bondi, en Australie ») montre à quel point la nécrophagie idéologique peut détourner le regard de l’essentiel. L’important, ce sont les morts, leur humanité, et le crime antisémite qui les a fauchés. Refuser cette instrumentalisation, c’est maintenir la priorité absolue accordée aux vies détruites plutôt qu’aux récits qui cherchent à les justifier.
Le geste ultime de Stefan Zweig
Reste alors la question du langage. Comment, aujourd’hui, exercer son droit et son devoir de parole face à ces massacres ? Comment dire son indignation immédiate devant cette époque où l’on croit encore que détester, menacer, afficher des cibles ou fantasmer des pogroms ne serait pas déjà une manière de tuer ? Comment revendiquer des mots justes, demander la justice pour Gaza, pour Israël, pour les civils de toutes origines de ce monde contemporain, sans se voir immédiatement assigné à une case – « pro », « anti », « complice », « traître », « sioniste », « islamo‑quelque chose » ?
Une petite parole quotidienne, une phrase, un texte ne suffiront évidemment pas à arrêter les bombes ni les attaques terroristes. Mais le silence n’est pas aisé. Il peut laisser le champ libre aux fous qui transforment chaque nuance en prétexte à la haine. Parler, c’est accepter de se tromper, de corriger, de nuancer, plutôt que de laisser la brutalité des slogans décider seule du futur.
Dans l’air plane quelque chose du geste ultime de Stefan Zweig, écrivain juif autrichien, Européen convaincu. Fuyant le nazisme et déchu de sa nationalité, il se suicide avec son épouse à Petrópolis, au Brésil, en 1942. Dans son testament littéraire Le Monde d’hier, Zweig dépeint une Europe en proie au conflit armé, à l’hostilité raciale et à la déroute des repères, au point qu’il ne perçoit plus d’issue pour son destin, son identité et son appartenance.
Son geste n’était pas un crime. Il était le signe désespéré qu’un monde rendait impossible la vie d’un homme à cause de ce qu’il était : juif, Autrichien, Européen. Il n’est pas illégal d’être juif, Palestinien, Israélien ou de Gaza aujourd’hui. Le crime, c’est de tuer ou d’inciter à la violence au nom du « pro » et du « anti », ou encore de condamner quelqu’un à mort en raison de son héritage ou de son histoire. « De tout temps, la politique a été la science de l’absurdité », écrivait-il, lucide.