Je pourrais, ce matin, me moquer de Delogu ou Ersilia Soudais, dont le QI additionné avoisine leur température rectale, comme disait Pierre Desproges.
Mais ils ne me font plus rire, ils ne sont qu’un cheval de Troie grotesque qui abrite des idéologies bien moins drôles et plus dangereuses.
Je pourrais aussi, ce matin, m’indigner de la hutzpah de Netanyahou, qui songe établir une commission d’enquête sur les erreurs politiques et stratégiques qui ont mené à la catastrophe du 7 octobre.
Une commission nommée par lui-même et présidée par lui-même.
Ben voyons… Tellement plus simple. Une commission auto-nettoyante.
Je pourrais aussi vous parler de la dermatose bovine nodulaire.
Euh… Non. J’y connais rien.
Contrairement à Alain Bauer, qui est expert en tout et finalement en rien.
…
Je vous parlerai plutôt d’un spectacle vu en décembre 2018.
Il y a des siècles.
…
Un spectacle de Jean-Louis Trintignant au Théâtre de la Porte St Martin.
Pas de bus. Métro bloqué.
Neige fondue et pluie verglaçante. En vélo ça dérape.
Tout crotté, j’ai fini par m’asseoir sur mon fauteuil de velours rouge et Trintignant nous a accueilli, lui même, assis sur un fauteuil gris, avec ses musiciens, heureux qu’on lui rende visite.
Trois violoncellistes, un contrebassiste et à l’accordéon Daniel Mille.
Des poèmes de Boris Vian, Desnos, Prévert, Appolinaire… sur une musique d’Astor Piazzola.
Le meilleur de la littérature française bercé par le tango argentin.
Trintignant est habité par la poésie, qu’il dit de sa voix si singulière. Il est à la fois poète et comédien. Il n’interprète pas, il est.
Le violoncelle et le bandonéon ont la mélancolie en commun. Une mélancolie triste mais qui se refuse aux larmes.
Trintignant, dans son fauteuil, incline la tête sous le poids des mots, de la musique, des souvenirs.
Puis il fait face, debout, un mince sourire digne, sur le visage pour un texte très court sur sa fille Marie.
C’est terminé.
Les lumières se sont éteintes.
La salle est debout. Un torrent d’applaudissements.
Sans pitié pour le vieil homme fatigué, qui s’incline quand on le rappelle.
Jean-Louis Trintignant est généreux.
« Je vais vous raconter une dernière histoire…
Une histoire drôle et poétique.
Un homme va voir un directeur de cirque.
J’ai un numéro épatant à vous proposer
Dites toujours
C’est un numéro avec un oiseau
Ah. Vous savez, les numéros avec des oiseaux, ça n’intéresse pas beaucoup le public…
Excusez-moi de vous avoir fait perdre votre temps, dit l’homme.
Il ouvre la fenêtre.
Et il s’envole. »
…
Malgré les rappels, Trintignant s’est envolé, discrètement sans faire de bruit.
La salle s’est rallumée.
Hébétés, nous les spectateurs, nous nous regardons comme les témoins d’un événement rare. Un miracle poétique.
…
Alors ce matin, je veux rester juste sur ce souvenir.
© Daniel Sarfati
