Tribune Juive

Quand la peur du judaïsme devient une idéologie. Par David Germon

Ce que révèle la parole dérangeante du Pr. Yuval Elbashan

Il y a des voix qui dérangent parce qu’elles ne rentrent plus dans les cases.

Le Professeur Yuval Elbashan est de celles-là.

Juriste, professeur de droit, ancien doyen dans plusieurs institutions académiques israéliennes – notamment à l’Ono Academic College, connu pour accueillir à la fois des étudiants laïcs et ultra-orthodoxes – Elbashan n’est ni un polémiste professionnel ni un idéologue religieux. Il se définit comme laïc, de gauche, et humaniste. Et c’est précisément pour cela que son discours trouble autant.

Dans le podcast Maaminim BaDerekh (« Croyants en chemin »), animé par le journaliste Oded Harush, Elbashan livre une analyse rare : une critique frontale non pas du judaïsme, ni de la laïcité, mais de la peur devenue principe politique au cœur de la société israélienne contemporaine.

« Je suis la gauche. Mais ce que vous appelez la gauche ne l’est plus ».

Elbashan commence par une affirmation qui claque comme une gifle intellectuelle :

s’il apparaît aujourd’hui comme une minorité dans le camp de la gauche israélienne, ce n’est pas parce qu’il aurait changé de valeurs, mais parce que la gauche s’est vidée de son socle humaniste.

Être de gauche, rappelle-t-il, signifie historiquement accepter l’autre, dialoguer, refuser l’exclusion. Or, ce qu’il observe aujourd’hui, c’est l’inverse : une culture de disqualification, de mépris, parfois même de haine, envers des groupes entiers de la société.

Pour illustrer cette dérive, il forge une formule volontairement provocatrice :

il existe désormais des Neturei Karta et des Neturei Kaplan.

Les premiers sont des ultra-orthodoxes antisionistes radicaux.

Les seconds – référence à la rue Kaplan à Tel-Aviv, épicentre des manifestations laïques – incarnent, selon lui, une radicalité laïque convaincue de détenir la seule vérité morale.

Deux camps opposés en apparence, mais qui partagent un même réflexe : l’intolérance à la différence.

Une laïcité totale… mais une maison où la Bible était présente

Elbashan raconte son enfance sans fard : une laïcité absolue.

Pas de kiddouch (bénédiction du vendredi soir), pas de pratiques religieuses, et à Yom Kippour on mangeait.

Et pourtant, la Bible était là.

Et la terre d’Israël aussi – non pas comme slogan idéologique, mais comme évidence culturelle et affective.

De cette expérience naît sa thèse centrale :

dans l’État des Juifs, une partie de la société a peur du judaïsme.

Pas une peur rationnelle. Une peur identitaire.

Selon Elbashan, une laïcité qui ne sait plus dire ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle refuse, devient fragile. Et une identité fragile réagit par l’agressivité, la censure, l’interdiction.

« Je n’ai pas peur que mes enfants fassent techouva »

À rebours des angoisses répandues dans certains milieux laïcs, Elbashan affirme ne pas craindre que ses enfants se rapprochent de la tradition religieuse (techouva).

Pourquoi ?

Parce qu’une identité solide n’a rien à redouter de la rencontre.

Il confie aussi un basculement intime : autrefois, il se définissait d’abord comme Israélien, puis comme Juif. Aujourd’hui, l’ordre s’est inversé. Non par rejet de l’État, mais parce que l’histoire récente a remis au centre une vérité brutale : l’identité juive reste première aux yeux de ceux qui nous attaquent.

Comprendre les haredim : de la caricature à la complexité

Le tournant de sa réflexion vient de son travail prolongé avec des étudiants haredim (ultra-orthodoxes).

Il reconnaît avoir longtemps cru les comprendre… jusqu’au jour où il a réellement commencé à les connaître.

Et connaître, dit-il, c’est découvrir une diversité telle qu’il devient impossible de résumer un groupe en quelques lignes.

Il admet aussi sa colère passée, notamment sur la question de l’armée. Puis il introduit une distinction décisive.

Le “gilet pare-balles” et le “gilet de foi”

Dans le débat sur la conscription, Elbashan explique que l’État propose aux haredim un gilet pare-balles, là où eux demandent aussi un gilet de foi.

Ils ne redoutent pas seulement la mort.

Ils redoutent la désintégration identitaire.

Ils craignent que leur enfant revienne vivant, mais transformé, coupé de son monde, de ses repères, de sa foi.

Comprendre cela ne signifie pas approuver.

Mais refuser de l’entendre rend tout compromis impossible.

Féminisme, annulation et dogmatisme inversé

Elbashan s’attaque ensuite à un tabou : l’usage du féminisme comme outil d’exclusion.

Il dénonce une logique où l’on retire aux femmes religieuses leur capacité de choisir, au prétexte qu’elles seraient “dominées” ou “manipulées”.

Pour lui, c’est un chauvinisme inversé : décider à la place de l’autre au nom de son bien.

Il relie cette attitude à un phénomène plus large : la culture de l’annulation, où le désaccord devient illégitime et la parole dissidente doit être réduite au silence.

Après le 7 octobre : le vertige et le mot qu’on n’ose pas dire

La discussion bascule alors vers le 7 octobre.

Pourquoi observe-t-on, chez tant de soldats et de civils, un réveil spirituel plutôt qu’un rejet de la foi ?

Elbashan n’a pas de réponse totale. Mais il ose un mot que beaucoup évitent :

miracle.

Il décrit la disparition momentanée de l’État, l’incompréhension totale, et le fait que ce sont des individus qui ont tenu. Il évoque un détail glaçant : pour identifier des Juifs, ce n’était pas l’hébreu qui servait de code, mais le Shema Israël – la prière centrale du judaïsme.

Ce jour-là, dit-il, on n’a pas été attaqués comme Israéliens, mais comme Juifs.

La critique centrale d’Elbashan : une société gouvernée par la peur

Au fond, la critique de Yuval Elbashan est limpide.

Il ne dit pas qu’Israël est trop religieux.

Il dit qu’Israël est devenu trop peureux.

Peureux de la différence.

Peureux du judaïsme lorsqu’il n’est pas neutralisé.

Peureux de la complexité identitaire.

Peureux du dialogue réel.

Il critique une fausse laïcité, définie uniquement par le rejet, devenue incapable de soutenir la confrontation avec ses propres racines.

Il critique un progressisme dogmatique, qui fonctionne comme une religion sans Dieu, avec ses interdits, ses excommunications et ses certitudes morales.

Il critique enfin des élites culturelles et universitaires qui, selon lui, produisent du conformisme plutôt que de la pensée libre.

Pour Elbashan, le danger majeur n’est pas le désaccord.

Le danger, c’est la peur du désaccord.

Car une société qui n’ose plus se parler finit toujours par se fracturer.

© David Germon

Quitter la version mobile