La flamme se dresse. Par Yaël Bensimhoun

Nous traversons un temps obscur où, comme autrefois, la violence antisémite ne surgit plus par surprise mais s’installe et se prolonge. Depuis plus de deux ans, les nouvelles, terribles, se succèdent sur nos écrans sans répit. Entre deux chocs, il devient difficile de reprendre notre respiration. Les morts d’hier rejoignent ceux d’avant-hier, ceux d’ailleurs, et ceux qui, il y a peu encore, étaient vivants. Ce mouvement macabre et continu donne à l’époque l’allure d’une nuit sans pause.

Or, si la violence se répète aujourd’hui, à Sydney, à Amsterdam ou ailleurs, elle ne surgit pas sans cause. Elle s’inscrit dans un climat où, depuis trop longtemps, des paroles  désignent Israël comme coupable absolu,  travestissent la morale en accusation et laissent croire qu’il existerait une violence tolérable. Les mots ont préparé le terrain ; le réel s’en est chargé.

Hier, à Sydney, sur la plage de Bondi, des Juifs s’étaient rassemblés pour Hanouka. Quinze personnes y furent assassinées.

Parmi elles, le beau Dan, vingt-sept ans. Un regard heureux et confiant sur la vie et ses promesses.

Matilda, dix ans. Son sourire d’enfant, fixé à jamais sur une photo prise une heure avant sa mort. L’innocence vacille,  et moi aussi, en découvrant cette image.

Et puis il y a Alex. Survivant de la Shoah, il avait déjà traversé l’abîme de l’Histoire. Il est tombé cette fois en protégeant de son corps son épouse, Larisa, comme si le passé lui-même revenait rappeler que la haine n’a jamais désarmé.

Derrière ces quinze noms, il y a bien sûr aussi des blessés. Toujours. Des vies atteintes de plein fouet.

Alors, je l’avoue, une question presque puérile m’a traversée hier. Comment un tel drame peut-il advenir un jour de Hanouka ? C’est la même interrogation qui s’était imposée à moi le 7 octobre 2023, un jour de fête lui aussi, lorsque la joie attendue s’était fracassée contre l’horreur.

Ces fêtes ne devraient-elles pas suspendre le réel, offrir une protection particulière, constituer une exception dans la violence du monde ?

L’Histoire, sans doute, peut y répondre.

Hanouka n’a jamais été une fête hors du temps ni hors des conflits. Elle est née dans un monde de guerre, de pertes et d’épreuves. Des maisons juives furent profanées, le Temple souillé et vidé de sa sainteté. Cette fête que nous célébrons chaque année a pris naissance dans une réalité qui n’était ni réparée ni pacifiée. Et c’est précisément pour cela qu’elle continue de nous parler aujourd’hui, avec une force intacte.

Ce que Hanouka transmet au fond, ce n’est pas la disparition du mal ni la certitude que les justes seront épargnés, mais l’expérience plus âpre et plus vraie d’une lumière qui persiste alors même que tout n’est pas réglé. Elle ne raconte pas un renversement éclatant comme Pourim ; elle affirme seulement qu’une flamme peut durer sans triompher, et traverser la nuit sans la nier.

Pour moi, ce sens s’impose aujourd’hui avec une intensité presque insoutenable dans les images de la vidéo qui a circulé la semaine dernière, montrant les otages Hersh, Carmel, Eden, Ori, Almog et Alex. On les y voit allumer une ménorah dans l’obscurité des tunnels. Leurs gestes sont lents, concentrés, retenus. Il n’y a pas d’élan de joie visible, seulement une gravité silencieuse, cette manière de se tenir ensemble, comme si toute la lumière possible, celle de l’espoir, devait tenir dans cet instant.

Ils ont été assassinés certes. Et ils ne sont plus parmi nous. Mais ce qu’ils ont allumé ce jour-là n’a pas été tué avec eux.

Lorsque, hier, j’ai moi aussi allumé la hanoukia, j’ai ressenti quelque chose de très ancien. Pas une consolation, ni un refuge illusoire, mais une forme de protection, difficile à expliquer et pourtant évidente. Comme si, dans ce geste répété depuis des siècles, chaque Juif, où qu’il se trouve, quelles que soient les circonstances, rallumait la même flamme, une torche transmise de génération en génération, que nul ne possède et que chacun porte à son tour.

Ce n’est pas une lumière qui efface la nuit.

C’est une lumière qui sait y demeurer.

On l’a vue ailleurs, autrefois, lorsque, dans l’Allemagne des années trente, une hanoukia fut allumée face à un drapeau nazi. Geste fragile en apparence, mais d’une droiture absolue. La lumière ne triomphait pas; elle tenait.

Aujourd’hui encore, la violence se répète, à Sydney, à Amsterdam, ailleurs, contre des Juifs dont le seul tort est de vouloir vivre.

Hanouka n’est pas la fête où le mal disparaît. C’est celle où l’on rallume malgré la nuit, malgré les pertes bien réelles, sans illusion sur l’état du monde, mais sans renoncement non plus. Un geste de tenue, de resserrement, une flamme qui devient, à sa manière, un bouclier.

À Sydney, ce soir, à l’endroit même du drame de la veille, la deuxième bougie a été allumée. Le sol était couvert de fleurs déposées en mémoire des victimes. La foule était là, nombreuse, au rendez-vous. La lumière n’a pas été déplacée, encore moins disparue. Elle a été rallumée, précisément au même endroit.

Ce soir brillera aussi la troisième bougie. Puis la suivante, et celle d’après, jusqu’au huitième jour. Jusqu’à la reconstruction en fait, et tant que cela sera nécessaire.

Nous allumerons, sans crainte, partout où l’on voudrait nous effacer.

Car à chaque flamme rallumée, quelque chose se crée et se dresse.  Un ange veille.

© 𝗬𝗮𝗲𝗹 𝗕𝗲𝗻𝘀𝗶𝗺𝗵𝗼𝘂𝗻

Diplômée  de littérature  française, Yaël Bensimhoun s’est établie en Israël il y a près de 20 ans . C’est là qu’elle conjugue  l’amour  de sa langue d’origine et celui du pays  auquel elle a toujours senti appartenir. Elle collabore depuis plusieurs années à des journaux et magazines franco-israéliens.

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