Saturation. Par Yaël Bensimhoun

Il m’arrive parfois, en parcourant le flot de commentaires hideux qui se déversent chaque jour sur Israël, de sentir la colère monter en moi comme une vague noire, brutale, si inattendue qu’elle me surprend moi-même.

Cette colère n’a rien d’un élan de violence gratuite ; elle est la réaction la plus élémentaire qu’éprouve un être humain quand on lui arrache la réalité de devant les yeux pour la piétiner.

Bizarrement, on ne s’habitue jamais à ce qui la provoque, même quand on s’y attend, sans doute parce qu’elle touche à ce que nous sommes avant même ce que nous pensons : elle n’est pas politique mais existentielle.

Ces deux dernières années, nous avons vu se multiplier des récits délirants : Israël accusé d’avoir tué ses propres citoyens, les violences sexuelles niées, les enfants égorgés et brûlés réinterprétés comme des victimes de Tsahal qui les aurait enterrés ; les otages assimilés à des prisonniers terroristes, certains insinuant même qu’Israël les aurait « cachés ».

Mais les complotistes, qui ne représentent normalement qu’une fraction infime de la population, sauf bien sûr lorsqu’il s’agit des Juifs et d’Israël, ne se sont pas arrêtés là. Ils osent chaque jour un truc nouveau. Mettre sur le même plan des terroristes condamnés et nos otages civils torturés dans des tunnels pendant deux ans, en fait partie comme si la symétrie était seulement pensable.

Autant d’affirmations si inhumaines qu’elles devraient susciter le choc, le rire ou le mépris, mais qui, étrangement, trouvent dans la sphere publique une écoute.

La violence, ici, ne vient pas seulement du mensonge ; elle vient de ce consentement, de cette disponibilité immédiate à l’absurde, comme si la logique même se dérobait dès qu’il s’agit des Juif, pardon, des Israéliens…

Et cette facilité, cette porosité à la haine, provoque parfois chez moi une sensation physique, un point sensible qu’on vient toucher encore et encore.

Pendant ce temps-là, les faits les plus simples et évidents sont balayés.

Les vidéos documentées par les assassins eux-mêmes sont niées, leurs aveux écartés.

Que l’on découvre des stocks de lait maternisé cachés par le Hamas, détournés de la population civile qu’il prétend représenter et protéger, n’y change rien : c’est forcément Israël qui manipule, Tsahal qui tire les ficelles.

Que des Palestiniens eux-mêmes témoignent ou que des organisations internationales reconnaissent finalement les crimes du 7 octobre ne pèse pas davantage : tout est aussitôt mis en doute, moqué, nié, retourné pour retrouver la même conclusion préfabriquée.

Ce n’est pas seulement une inversion : c’est une mécanique, un réflexe culturel si bien huilé qu’il semble s’activer de lui-même, sans qu’aucun esprit critique ne puisse l’interrompre. Et cette mécanique-là, précisément, est celle qui fait bouillir la colère, parce qu’elle détruit la possibilité même du vrai.

Et ce qui redouble encore cette colère, c’est l’ampleur nouvelle de ce rejet.

Depuis deux ans, on le sait, le mot « génocide », brandi comme une incantation pour effacer le réel, a envahi l’espace public.

Mais le phénomène s’est élargi : la haine ne se limite plus désormais au conflit, elle déborde de toutes parts, comme une marée qui gagne chaque recoin de la vie publique.

Une Miss fautive doublement insultée parce qu’elle porte un nom juif , un acteur mis en cause dans une affaire personnelle , un chanteur, un écrivain, un cinéaste, l’orchestre philharmonique israélien qu’on refuse d’inviter ;

des philosophes déprogrammés, des artistes annulés, Israël sommé de ne pas participer à des concours musicaux ou sportifs, interdit aux salons de l’armement…

Il suffit qu’un nom résonne « juif » pour déclencher un flot de commentaires que rien ne justifie.

Une polémique, une erreur, un faux pas, une non-condamnation d’Israël, et l’identité suffit à tout expliquer.

Ce n’est plus un discours : c’est un réflexe, un automatisme culturel, un prisme qui s’impose partout, sans jamais être interrogé.

C’est cela qui alimente la colère : non pas ce que la haine prétend dire de nous, mais ce qu’elle révèle de ceux qui la relaient, de leur disponibilité intacte pour un schéma qu’ils croient découvrir mais qui les précède pourtant de plusieurs siècles.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant : leur haine m’indiffère au plus profond.

Nous, Juifs, avons appris depuis longtemps à vivre, travailler, inventer malgré elle.

Ce que je ne peux pas accepter, en revanche, sous peine d’imploser, c’est la profanation du réel, la salissure jetée sur notre histoire et l’inversion obscène des faits.

Heureusement, des voix, juives ou non, lucides et droites, portent cette exigence de vérité.

Cela m’apaise parfois.

Mais il est des soirs comme celui-là où la colère se referme sur moi, sans issue, et je dois la laisser sortir quelque part, ici, par cette nécessité morale et impérieuse de faire réapparaître le vrai lorsque le vacarme des mensonges tente de l’engloutir.

Alors j’écris.

© 𝐘𝐚𝐞̈𝐥 𝐁𝐞𝐧𝐬𝐢𝐦𝐡𝐨𝐮𝐧

Diplômée  de littérature  française, Yaël Bensimhoun s’est établie en Israël il y a près de 20 ans . C’est là qu’elle conjugue  l’amour  de sa langue d’origine et celui du pays  auquel elle a toujours senti appartenir. Elle collabore depuis plusieurs années à des journaux et magazines franco-israéliens.

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