« Cela est arrivé, donc cela peut arriver de nouveau : voilà le noyau de ce que nous avons à dire. » — Primo Levi
Il fut un temps – ce n’est pas si loin et c’est déjà un autre siècle – où être juif en France, c’était croire naïvement, presque pieusement, à une promesse : celle d’un pays qui, après s’être abîmé dans Vichy, se serait enfin réconcilié avec ses enfants juifs. On se disait que la leçon avait été apprise une fois pour toutes, que les wagons à bestiaux, Drancy, les lois de 1940 et les circulaires infâmes avaient inscrit dans la chair de la Nation une vérité simple : Plus jamais ça, et surtout, plus jamais pour Eux.
On se trompait
Car pour les Juifs de France, la patrie n’a jamais cessé d’être ce paradoxe douloureux : une terre que l’on sert, que l’on aime, que l’on choisit, et qui, pourtant, vous regarde toujours d’abord sous le prisme de cette différence invisible. On naît Français, on se sent Français, on meurt Français – mais aux yeux des autres, on reste d’abord Juif. C’est là notre grandeur, c’est là notre misère.
Je me souviens de mes quinze ans
On disait encore « la France », comme on dirait « la mère ». Le pays avait encore un visage, des figures, des voix. J’étais fasciné par Lecanuet. Non parce qu’il était chrétien démocrate, ni parce qu’il annonçait une modernité politique souriante, mais parce qu’à travers quelques rares hommes – Koenig, Lecanuet et quelques autres – se dessinait l’idée folle qu’un Juif pouvait aimer la France sans avoir à effacer son judaïsme.
Déjà, si jeune, j’avais compris une chose : mon identité juive n’était pas pour moi une supériorité, mais elle était, pour les autres, une évidence. Je pouvais me rêver mathématicien, ingénieur, officier, citoyen abstrait de la République; dans le regard du monde, j’étais d’abord le Juif. Inutile de se mentir à soi-même.
Mes parents, eux, savaient déjà. Ils savaient que verser son sang pour la France ne suffisait pas. Ils avaient connu ces soldats décorés, ces anciens combattants de 14–18 ou de 39–45, rayés d’un trait de plume par des lois d’exception parce qu’ils étaient nés Juifs. Ils avaient fait l’expérience cruelle de cette vérité : on peut donner sa vie à la France, elle ne renonce jamais tout à fait à ses vieux démons.
Il ne me serait jamais venu à l’idée d’être communiste. Comment l’aurais-je pu, après avoir lu Proudhon, Marx, ces textes que mon père mettait entre nos mains comme on tend un miroir impitoyable ? Il y avait là une matrice d’antisémitisme viscéral, une haine froide, théorisée, presque plus implacable que celle, brutale, de Mein Kampf.
Et pourtant, autour de moi, tant d’amis Juifs ashkénazes étaient communistes. Ils s’accrochaient à ce rêve rouge comme on s’agrippe à une bouée dans un océan hostile : le parti, disait-on, était le seul refuge des opprimés. L’URSS fermait ses synagogues, la Pologne achevait de chasser ceux que la Shoah n’avait pas exterminés, mais ici, à Paris, on chantait encore L’Internationale en croyant conjurer le passé.
La France est ainsi faite : elle aime les fables plus que les bilans. Elle préfère ses mythes à la vérité nue.
Et puis il y eut la grande désillusion gaullienne
On nous avait raconté une épopée : De Gaulle, la Résistance, la France libérée, la grandeur retrouvée. Puis vinrent ces phrases lourdes, ces sous-entendus, ces exclusions discrètes mais systématiques des Juifs des postes stratégiques, cette obsession de la « double allégeance », cette rhétorique où, tous les cinquante ans, les Juifs « susciteraient » la haine qu’ils subissent.
À dix-sept ans, en Math Spé, préparant Polytechnique et Centrale, je pris une décision qu’on jugera peut-être démesurée, mais qui, pour moi, relevait de la dignité : je refusai de vivre sous l’autorité d’un président que je tenais pour antisémite. Je renonçai aux concours, je partis. Je jurai de ne remettre les pieds en France qu’à la disparition du gaullisme historique. Je tins parole. Je ne revins qu’à la mort de Pompidou, à l’avènement de Giscard – ce Giscard que j’avais approché grâce à Lecanuet et qui, quelles que soient ses ambiguïtés, incarnait tout de même une rupture avec certains vieux réflexes.
Je croyais, alors, que la page était tournée. Je me trompais encore.
Ce n’était pas une guérison, simplement une rémission. L’antisémitisme, en France, ressemble à ces maladies anciennes : on croit l’avoir vaincu, il recule, il se tapit, il change de visage. Puis il revient, plus fort, plus sûr de lui, plus décomplexé.
Les années 2000 ont sonné le réveil brutal
2002 : les voitures-béliers contre les synagogues, les cris dans les rues, les cailloux contre les écoles. Puis les noms, ces noms qui devraient hanter à jamais la conscience nationale :
- Jonathan Sellam,
- Ilan Halimi,
- les enfants d’Ozar Hatorah,
- Sarah Halimi,
- Mireille Knoll,
- l’Hyper Cacher.
À chaque fois, le même rituel : un frisson d’horreur, quelques bougies, des discours solennels, des promesses, des « plus jamais ça » mécaniques. Et puis la machine repart, comme si rien ne s’était passé. On a parlé de faits divers, de déséquilibrés, de radicalisation, de quartiers perdus. On a tout dit, sauf l’essentiel : que les Juifs étaient redevenus, en France, une cible symbolique, l’exutoire parfait des frustrations, des haines importées et des lâchetés locales.
On se disait encore, pour ne pas sombrer, que c’était marginal. La marge, en France, a souvent servi d’alibi à la majorité silencieuse.
Puis il y eut le 7 octobre
Ce jour-là, au Proche-Orient, un pogrom d’une barbarie indicible réveilla des mémoires enfouies. Les images, les récits, les viols, les massacres, les corps suppliciés, tout cela aurait dû, en toute logique humaine, susciter un mouvement de compassion élémentaire. On aurait pu croire, on aurait dû espérer, qu’après Auschwitz, certains seuils étaient devenus infranchissables.
Ce qui est tombé ce jour-là, ce ne sont pas seulement des corps. Ce sont des masques.
En France, dans les jours qui suivirent, le voile fut levé. Là où l’on attendait la stupeur, on vit la suspicion. Là où l’on espérait le silence recueilli, on entendit des « Oui, mais… ». Là où un pays digne aurait serré ses citoyens juifs contre lui, on vit des cortèges qui s’enflammaient, des slogans où « Gaza » et « intifada » se mêlaient aux plus vieux fantasmes antijuifs.
La gauche, qui fut longtemps l’abri imaginaire de tant de Juifs, s’érigea en porte-drapeau d’un nouvel antisémitisme enrobé de bons sentiments : antisionisme proclamé, tolérance infinie pour l’islamisme radical, indignation à géométrie si variable qu’elle en devenait obscène. Le vieil antisémitisme socialiste, proudhonien, marxiste, trouva dans la cause palestinienne un masque providentiel.
Et, au sommet de l’État, un président que beaucoup de Juifs avaient un temps voulu croire comme un rempart se fit, par ses gestes, ses silences, ses choix, le catalyseur d’un climat délétère. Aux yeux de beaucoup, il est devenu l’alibi idéal d’une France qui préfère flatter la rue plutôt que protéger ses citoyens juifs. L’antisémitisme d’en haut n’a plus la même forme qu’en 1940 : il ne se décline plus en décrets, mais en renoncements, en abandons calculés, en double langage permanent.
Un tsunami antisémite s’est levé sur la France, et l’on fait semblant de ne voir qu’une vaguelette.
Ironie tragique de notre histoire : les rares formations politiques qui, aujourd’hui, tiennent un discours clair contre ce fléau ne sont pas celles qu’on nous avait enseigné à considérer comme le refuge naturel des minorités. Ceux que l’on vouait autrefois aux gémonies, au nom de leur passé, se retrouvent parfois, par la force des choses, les seuls à affirmer sans détour que les Juifs doivent être protégés, que l’État doit être ferme, que la haine antijuive n’est pas une opinion mais un crime.
La France aime les retournements, mais celui-là a un goût amer.
Israël l’a compris, Klarsfeld l’a compris, beaucoup de Juifs de France le sentent confusément. Mais certains amis, certaines consciences que l’on respecte, s’entêtent à croire aux vieux schémas, aux cartes politiques d’hier, à ces illusions qui, déjà, nous avaient conduits aux portes d’Auschwitz. Ils s’accrochent à des fantômes rassurants pendant que la réalité s’assombrit.
Alors, quel avenir pour les Juifs de France ?
C’est la question qui ronge les nuits, qui hante les discussions familiales, qui s’invite autour des tables de Shabbat. La France restera-t-elle ce pays paradoxal où l’on peut à la fois être décoré de la Légion d’honneur et insulté dans la rue parce que l’on porte une kippa ? Ce pays où l’on enseigne La Shoah à l’école et où des lycéens applaudissent au meurtre de Juifs, pourvu qu’ils soient « israéliens » ? Ce pays où l’on commémore les Justes tout en intimidant ceux qui osent dénoncer l’antisémitisme contemporain?
Grandeur et misère : tout est là
La grandeur, ce sont ces policiers qui veillent devant les écoles, ces enseignants qui refusent les intimidations, ces magistrats qui, malgré tout, condamnent, ces voisins qui viennent vous dire, à voix basse, « nous avons honte de ce qui se passe ». C’est cette part de la France qui, silencieuse, refuse d’abandonner ses Juifs, parce qu’elle sait confusément que les perdre, ce serait se perdre elle-même.
La misère, ce sont ces insultes banalisées, ces drapeaux brandis contre vous dans les cortèges, ces responsables politiques qui vous expliquent gravement que votre inquiétude est excessive, que vous « exagérez », que vos morts ne sont pas tout à fait les bons morts. C’est cette lâcheté rampante qui préfère penser les Juifs comme un problème diplomatique plutôt que comme des citoyens à part entière.
Entre les deux, il y a nous. Des femmes, des hommes, des familles qui, chaque jour, se posent la même question : rester, partir, se taire, parler, lutter, fuir ?
Victor Hugo écrivait que « les misérables » ne sont pas seulement ceux qui souffrent, mais ceux que la société laisse souffrir. Les Juifs de France, aujourd’hui, sont de cette misère-là : non pas misérables par condition, mais misérables par abandon.
Nous avons donné nos morts, nos savants, nos artistes, nos médecins, nos soldats. Nous avons offert à ce pays nos fidélités et nos doutes, notre humour et nos larmes. Nous avons cru, parfois jusqu’à l’aveuglement, que la République nous avait enfin adoptés sans réserve.
Et nous voici, de nouveau, sommés de nous demander si ce sol, que nous avons tant aimé, ne se dérobe pas sous nos pas.
Grandeur et misère des Juifs de France : nous avons connu l’une, nous expérimentons l’autre.
Reste la question, nue, terrible, posée à la France elle-même plus encore qu’à nous : y a-t-il encore un avenir pour les Juifs en France, et la France a-t-elle encore un avenir sans ses Juifs ?
Seul l’avenir répondra. Mais il n’est pas interdit, dès aujourd’hui, de juger les consciences au silence qu’elles gardent et les peuples aux enfants qu’elles laissent partir.
© Richard Abitbol
