Tribune Juive

Mir Zaynen do! La contribution de Gérard Rabinovitch dans « Critique de la déraison antisémite »

« Critique de la déraison antisémite » Direction Daniel Salvatore Schiffer. Éditions IntervallesNovembre 2025

MIR ZAYNEN DO !

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Il y avait eu la destruction du Premier Temple de Jérusalem (Hourbane bayite richone) en -586 de l’ère commune, par les armées babyloniennes de Nabuchodonosor II ; et ensuite celle du Second Temple (Hourbane bayite Sheni) en 70 de notre ère, par Titus.

Il y avait eu la conquête des Séleucides en -168 de l’ère commune, et Antiochus IV qui fit abolir la Torah, brûler les livres, interdire les fêtes rituelles et la circoncision, condamner à mort tout observance du Shabbat. Le Temple, rebâti de sa première destruction, se retrouva consacré à Zeus Olympien. Et les gymnases des corps huilés promus pour supplanter la dignité de l’étude.

Il y avait eu l’empereur romain pan helléniste et esthète, Hadrien, en 129 de l’ère commune, écrasant la dernière révolte juive menée par Bar Kokhba dans un bain de sang, faisant renommer Jérusalem : Aelia Capitolina. En honneur d’Hadrien (Titus Aelius Hadrianus) et des dieux du Capitole romain. Interdisant l’étude de la Torah, l’observance du Shabbat, la circoncision.

Ǫui fit bâtir dans la ville des temples à Jupiter, Bacchus, Aphrodite, Sérapis. Ǫui contraignit l’Ecclesia ex Circumcisione de Jérusalem de se donner dorénavant pour évêque, un parmi les « gentils de naissance ». Ǫui fit effacer le nom de la Judée bosselée et collinéenne, rebaptisée Palaestina, en référence aux Philistins venus autrefois de la mer et installés sur la plaine côtière ; et la rattache à la Syrie.

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Il y a eu – plus poinçonnant encore – cette kyrielle de stéréotypes antijuifs, cette polyphonie antijuive, ces « fables qu’on se raconte sur les Juifs, d’une cruelle impudence », comme les désignait Flavius Joseph. Un ensemble d’assertions chimériques nées dans les antiquités gréco-latines, qui courent de vulgaires pamphlétaires en érudits écrivains, qui irradient d’Apion à Tacite, de Manéthon à Juvénal, de Damocritus à Pétrone et Martial. Une débauche de fantaisies fielleuses, d’effigies d’abject projeté, intriquées à une répugnance princeps du monothéisme hébraïque, de ses us et coutumes [1]. Tout à vrac, elles stipendient le Shabbat, épinglé : manifestation de « paresse » ; les règles alimentaires, blâmées : marque de mépris et d’« asocialité » ; le rejet des idoles, décrété : « athéisme » ; l’absence de dévotion aux Césars, de : « déicide » ; et la circoncision, fixatrice de fantasmes effrayés, de : barbarie. Courent, se prépositionnant pour les siècles futurs, des calomnies accusatrices de « meurtres rituels », d’« ennemi du genre humain », de « porteurs et diffuseurs d’épidémie », de « comploteurs » s’efforçant « de précipiter le monde entier dans le trouble », de « manque de civisme », d’ « absence de grands hommes », etc. Flavius Joseph ne s’y trompa pas. Dans l’apologie – au livre II de son « Contre Apion » – qu’il oppose à « tous ceux dont le plaisir est de mentir et d’injurier », il dresse en vignettes les principes de la Loi mosaïque du Décalogue et ses traits conséquentiels d’époque. Derrière les inepties des mensonges sonnant d’animosité haineuse, derrière des fantasmes qu’on dirait aujourd’hui « projectifs », c’est bien la singularité du déplacement monothéiste, de l’hétéronomie absolue et ses principes législatifs qui est visé. Une rupture éthico-cognitive avec tout ce qui se fait dans cette région du monde.

3

Dans le filet tissé de l’animosité anti-monothéiste, s’est développé un ensemble de charges sémantiques, de dérisions avilissantes, de railleries vitupérantes, gravant durablement sur une stèle de fantasmes archaïques – sorte de « pierre de Rosette » de calomnies traductibles et transmissibles – les figures, les formes toutes faites, et les expressions haineuses, de l’antijudaïsme païen. Adaptables en tous lieux, tout temps, et toutes circonstances, se forge là le pattern de tous les stéréotypes antijuifs ultérieurs.

L’Ecclesia ex Gentibus – dans la préséance hellénisée prise par les Antiochéens sur ceux de l’église de « Jérusalem » et la précellence qu’elle s’attribua au sein de la discursivité issue de Jésus – y fit provision de pictogrammes et d’idéogrammes infamants, dont les siècles futurs se repaîtront.

Elle les absorba et en adopta les « pousse-au-jouir » assassins dans les rhétoriques polémiques des diverses dithyrambes d’Adversus judeos (Origène, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Méliton de Sardes, Cyprien de Carthage, Justin de Naplouse, Jean Chrysostome, etc.) proclamant la caducité du judaïsme, spoliant ses fondations textuelles, s’attribuant leur accomplissement-dépassement, sous l’emprise d’affects païens non jugulés, suintant de toute part.

Scellant le mariage entre le théologique antiochéen et le romanisme institutionnel, à partir de Justinien 1er, l’introduction dans le Corpus juris civilis impérial (529) du traitement Servitus Judaeorum (« Servitude des Juifs »), inscrivit l’antijudaïsme et la persécution politique des Juifs durablement comme modèle d’une juridiction d’État.

Les énoncés précèdent toujours les institutionnalisations qui s’en déduisent et les perpétuent.

4

Il y a l’installation qui s’ensuivit des Juifs en paillasson, sur lequel les peuples européens vont essuyer leurs pieds.

Le Code justinien a disposé dorénavant les Juifs en dépotoirs narratifs où déverser les détritus mauvais et déjections projetées des peuples évangélisés et mal baptisés. Il prépositionne les Juifs en fixatif d’objets reconductibles pour les haines collectives, en offices de glue de masses. Il les brinquebale – ectoplasmes dans le champ civil – d’une contrée à une autre. Il les livre en pâture aux furies des jouissances meurtrières récurrentes, en quête de proies.

Il n’est plus, dès lors, pour les Juifs, qu’un décret implicite : interdit d’exister ! Et un unique objectif : faire plier les Juifs, coupables de judéiser. Et s’ils ne plient pas, les ravager. Par voies rhétoriques : dénigrement, démonisation, bannissement. Par voies d’exclusion : isolement, asservissement, éviction, relégation, exclusion. Par voie d’effacement : conversions, assimilations, dissolutions. Par voies sanguinaires : persécutions, massacres, pogroms, extermination.

Et toujours, au passage – cycliquement – les extorquer, les piller, les dépouiller, les spolier, de leurs biens matériels, comme de ceux immatériels, spirituels et textuels, qu’ils ont pu continuer d’élaborer aux fils des siècles.

Les formes même de la haine anti-juive écrivent leur tropisme païen consubstantiel. Entre envie païenne et ingratitude chrétienne, l’Ecclesia ex Gentibus avait échoué à brider et métaboliser le fond de paganisme d’où elle était issue.

5

Concomitamment, il y avait eu, après la destruction du Second Temple par les troupes romaines, la Geste de Rabban Yohanan ben Zakkaï, lorsqu’à Yavneh, le Ribaz fonda une école pour la survivance du judaïsme contre la dévastation impériale de Jérusalem. Jusqu’à ce que « l’amour de leur Dieu soit mêlé à leur sang » comme l’écrivit le poète et philosophe Salomon Ibn Gabirol dans ses poèmes liturgiques au XIème siècle.

Établissant – à la période où le christianisme s’auto nomme « en rupture », par la voix d’Ignace d’Antioche, du nom grec de christianoi – les linéaments consacrant le Klal Israël en Troisième Temple vivant. Un Temple édifié d’êtres humains et non plus de pierres. Il a traversé, dans l’architecture de sa citadelle talmudique, les siècles ; et tenu bon – entre navrement de l’état du monde et détermination sans faillite – sur cette convocation-là.

6

Hourbane, « destruction », pourra être le nom de l’assaut serpentant de cette longue litanie des récurrences d’exactions antijuives au cours des siècles, sans fin ni relâchement. Avec ses crises et ses rémissions paludéennes.

Les Lumières même – comme on sait – n’en rivèrent pas la fin, qui – par négligence, illusion, ou intoxication – servirent à la table du banquet barbare de la future roture nazie, les paysages lexicaux imbibés de meurtre d’un ré encodage païen habillé de scientisme, dans lequel le capo dei capi et ses légions au bras blindé [2], firent leur nid.

« Hourbane » – loin de l’obscène « Holocauste », mieux que l’euphémisé « Shoah », non sans mérite –, c’est bien le nom qui, dans sa métaphore poético politique implicite, nomme au plus près ce que fut le projet nazi d’appuyer sur l’accélérateur d’accomplissement définitif d’un vœu profond ancestral : rayer les Juifs du monde pour raturer les Dix Paroles ; retrancher les Juifs, pour forclore le sceau immatériel du Monothéisme éthique et ses montages civilisationnels.

« C’est en Allemagne que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans tout le monde occidental sous la forme d’une crise de l’esprit et de la foi » (Karl Jaspers).

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On a pu croire, qu’après le Hourbane de l’entreprise nazie du XXème siècle, la haine anti-juive serait jugulée par l’effroi d’elle-même, et devenir résiduelle, confinée dans quelques têtes en voie de momification.

C’était sans prendre la mesure d’imprégnation du sous texte qui court l’histoire occidentale, ses ambiguïtés, ses ambivalences, ses répulsions. Sous texte qui ne se révèle qu’en creux dans l’empreinte des virulences d’hostilité forgées contre le paradigme du monothéiste hébraïque. Sous texte qui, comme l’Inconscient, ne se révèle que par ses effets.

Effacer le Monothéisme éthique en substrat, et l’audace juive d’exister en focale, est resté toujours une tâche à l’œuvre d’aujourd’hui.

8

Il y a ce que nous livre chaque jour, activé à l’heure de la « communication d’influence » et des « opinions virales », à l’ère des e- influencers et des dog whistles, ce lot de haine des Juifs, et d’épinglage d’infamies recyclées, revenues au jour et mises à jour. Elles débordent et contournent les rustines poreuses et les barrages velléitaires des régimes démocratiques, dont nombre de gouvernants se découvrent aussi pusillanimes qu’un Hamlet.

Mais il y a encore cette congruence en révélation explosive au lendemain du « 7 octobre ». La flagrance tonitruante de cette Chimère, dite « islamo-gauchiste », si on veut.

Mais dont l’articulation, en extension mondiale imitative, sous l’étendard nébuleux du palestinisme, consacre, en raccourci et condensé, les noces entre tenants islamistes d’une soumission sans butée, et sectateurs d’une émancipation sans limite, en reborn païen.

Là – dans cette conjonction hétérochronique d’un pré modernisme clanique et d’une post modernité liquide –, un pathos résiduel et frelaté de moraline antiochéenne – scénarisant le prétendu « faible » en juste par principe, et le supposé « fort » en criminel par définition – couvre d’un manteau de vertu pataude, tissé de bénignité mielleuse, un monde d’agressivités cruelles, de débauches meurtrières, et de jouissances criminelles psychopathiques. Il l’adoube, et lui sert, sur un coussin de velours sémantique, les ornements absolutoires qui lui font défaut.

Là, une prétendante ascendance vertueuse, perdue un temps sur l’étalon de la souffrance d’Israël qu’avait tamponné l’incontournable de l’extermination, se réassure, en faisant feu de tout bois hyperbolique. Se fait comparse d’une constellation mentale obscure qui semble avoir délégué aux mœurs guerrières de l’islamisme de « finir le travail », inachevable dorénavant en Europe.

Écrirait-elle déjà en pointillés, dans la clameur des rues et les insidieux entortillements médiatiques, l’ajustement du gimmick vieilli d’autrefois :

« Dead Jews are good News » … ?

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« Exclure les Juifs, non, vraiment, cela ne suffit pas ; les exterminer, cela n’est pas assez : il faudrait aussi les retrancher de l’histoire, les retirer des livres par où ils nous parlent, effacer enfin cette présence qu’est, avant et après tout livre, la parole inscrite et par laquelle l’homme, du plus loin, là où manque tout horizon, s’est déjà tourné vers l’homme : en un mot supprimer autrui » (Maurice Blanchot).

Addendum

Les poètes sont des médiums des sens profonds. Sous les solives de la « Maison d’Israël », résonne toujours et pour toujours : Zog Nit Keyn Mol3 , le Chant des Partisans juifs.

Savait-il, Hirsch Glick, enfermé dans le ghetto de Vilno, en en versifiant en yiddish les paroles, que son refrain : Mir zaynen do ! « Nous sommes là ! », répondait – par-dessus les siècles, comme tous ses prédécesseurs dans toutes les générations l’avaient fait –, à cette question inaugurale placée dans la bouche de ce Dieu incommensurable, sévère et tout autant éploré. Une question impérative et lancinante, désolée et alarmée, adressée à la multitude humaine à venir. Une question au retentissement toujours étouffé, et ignorée, avec insistance, sur les lignes de dérobades mortifères et de fuites précipitées des époques qui se succèdent : « Où es-tu ? » (Berechit III, 9).

© Gérard Rabinovitch

Notes

1 Cf. Gérard Rabinovitch, « Sobre uma permanencia paga », in Dialogos com Eugène Enriquez, éditions FI, Brésil, 2024.

2 Repris du poète Jacob Glatstein

3 « Ne dis jamais « (… que tu marches ton dernier chemin)


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