De la « crise à l’Eurovision » au symptôme politique
« L’Europe qui jurait « Plus jamais ça » en visitant Auschwitz s’applaudit aujourd’hui en
sifflant Israël et en oubliant le 7 octobre. L’Eurovision n’est plus un concours de chansons,
mais le révélateur clinique d’une Europe où les élites se montrent indulgentes envers les
bourreaux et impitoyables envers les Juifs ».
À l’origine, l’Eurovision a été conçue comme un symbole de la « nouvelle Europe » : une Europe pacifiée, réconciliée avec elle-même après les abîmes du XXᵉ siècle, et notamment après la Shoah. Un concours de chansons, transnational, léger, festif, destiné à incarner, sous une forme populaire, l’idéal d’une communauté européenne renouant avec l’échange plutôt qu’avec la guerre.
Dans cette perspective, l’Eurovision apparaissait comme l’un des emblèmes d’une Europe post-Shoah, supposément vaccinée contre ses vieux démons, et résolue à inscrire « plus jamais ça » non seulement dans son droit, mais aussi dans ses pratiques symboliques. La présence d’Israël au concours, depuis des décennies, s’inscrivait dans cet horizon : elle attestait la possibilité d’une normalisation – celle d’un État juif traité, dans l’espace culturel, comme un participant parmi d’autres.
Le paradoxe devient plus saisissant si l’on rappelle le contexte immédiat dans lequel surviennent ces retraits : moins de deux ans après l’attaque du 7 octobre 2023, au cours de laquelle plus d’un millier de civils juifs ont été massacrés dans des conditions que de nombreux historiens n’hésitent pas à qualifier de pogrom, et alors même que des dizaines d’otages restaient encore détenus, la référence à cet événement a quasiment disparu des prises de position officielles européennes.
Dans la rhétorique des diffuseurs publics et des responsables politiques, le 7 octobre est au mieux réduit à une date parmi d’autres, au pire totalement passé sous silence. Cet effacement n’est pas neutre : il participe d’une reconfiguration du récit où la violence subie par les Juifs cesse d’être un fait structurant, pour devenir un « bruit de fond » presque gênant au regard du nouveau centre moral que seraient les seuls Palestiniens.
C’est précisément ce cadre qui rend d’autant plus significatif l’épisode récent où, à la suite du maintien d’Israël dans la compétition, plusieurs pays annoncent leur retrait ou menacent de le faire. Officiellement, il ne s’agirait que d’un désaccord moral et politique avec la politique d’un gouvernement.
Mais le choix de la mise à l’écart symbolique, dans un dispositif qui se veut justement transpolitique, n’est pas neutre. Il transforme un concours de chanson en vote implicite sur la légitimité même de la présence d’Israël, et, au-delà, sur la place du fait juif dans l’espace européen.
L’enjeu n’est pas tant l’opinion des peuples que celle de leurs dirigeants – politiques, culturels, audiovisuels – qui décident des lignes officielles, signent les communiqués et assument, au nom de leurs pays, ces gestes de retrait. Ce sont eux qui, en donnant à ce boycott une forme institutionnelle, transforment un réflexe militant en position d’État ou de service public. De ce point de vue, l’Eurovision devient un véritable vote-thermomètre de l’antisémitisme des dirigeants européens : il permet de mesurer à quel point l’exception juive, hier théologique, revient aujourd’hui sous les habits d’un moralisme sélectif.
Il y a là une ironie tragique de l’histoire : Pensée comme l’un des symboles culturels d’une Europe post-Shoah réconciliée, l’Eurovision se trouve, ironie de l’histoire, transformée en révélateur du retour de ce que Brecht appelait la « bête immonde ».
Loin de n’être qu’une « crise de l’Eurovision », cet épisode fonctionne comme un symptôme. Il montre à quel point, en Europe, l’antisémitisme n’a pas disparu ; il a changé de langage. Il se formule désormais en termes de droits humains, de lutte contre le colonialisme ou contre le racisme, mais en reconduisant une constante : la facilité avec laquelle les Juifs – aujourd’hui, sous la forme d’Israël – redeviennent l’objet privilégié d’une indignation qui, pour être présentable, n’en reste pas moins structurée par un vieux fond de rejet.
C’est cette hypothèse que ce texte se propose d’explorer : en quoi et comment l’Eurovision, loin de représenter seulement une crise conjoncturelle, agit comme un observatoire des rémanences de l’antisémitisme européen au sein même de ses élites dirigeantes.
La décision de plusieurs pays européens de se retirer de l’Eurovision à la suite du maintien d’Israël dans la compétition a été, dans l’espace médiatique, présentée comme une « crise » conjoncturelle d’un concours musical. Or, si l’on prend au sérieux ce qui se joue symboliquement dans ce type d’événement, on voit apparaître autre chose qu’un simple désaccord diplomatique ou qu’une réaction émotionnelle à une actualité tragique : un révélateur.
Le contraste est frappant : une organisation culturelle censée incarner l’« Europe des valeurs », du dialogue et de la diversité devient le théâtre d’un boycott sélectif visant, non pas un régime militaire, une dictature fermée ou un acteur international marginal, mais l’unique État juif du monde. Ce déséquilibre n’est pas anecdotique. Il met en lumière une permanence : l’extraordinaire facilité avec laquelle, en Europe, la singularisation et la stigmatisation des Juifs – aujourd’hui sous la forme d’Israël – redevient socialement acceptable dès que le contexte s’y prête.
Derrière la formule polémique – « Crise à l’Eurovision ? Non, explosion de l’antisémitisme » –, il y a donc une hypothèse de fond : l’antisémitisme n’est pas un accident marginal de l’histoire européenne, mais l’un de ses fils rouges. Il ne disparaît jamais, il change de langage. Il passe de la théologie à la biologie, puis de la biologie à la « morale », et désormais à l’« humanitarisme ». L’épisode Eurovision n’est alors qu’une séquence parmi d’autres où ce vieux logiciel se réactive.
Un boycott « moral » ? Les limites de la narrative officielle
La justification officielle des retraits s’énonce en des termes désormais classiques : refus d’« associer la culture à la politique d’un gouvernement », volonté de « ne pas normaliser » une situation jugée injuste, affirmation d’un « devoir moral » de solidarité avec les Palestiniens. Sur le papier, la position paraît vertueuse. Elle l’est d’autant plus que ceux qui la portent se réclament d’un universel : droits de l’homme, droit international, défense des civils.
Le problème n’est pas dans les principes affichés, mais dans leur application sélective. L’Eurovision et d’autres événements sportifs ou culturels ont rarement, pour ne pas dire jamais, été l’objet de mobilisations comparables lorsqu’il s’agissait de pays :
- Engagés dans des guerres civiles meurtrières,
- Responsables de répressions internes massives,
- Ou impliqués dans des conflits internationaux ayant fait, en nombre absolu, bien plus de victimes civiles que le conflit israélo-arabe.
La focalisation quasi exclusive sur Israël, à l’exclusion de ces autres cas, produit un effet que l’on peut difficilement ignorer : la construction d’un objet moral unique, concentrique, sur lequel vient se condenser l’indignation européenne. Là se joue le glissement problématique :
- Critiquer un gouvernement israélien, une opération militaire ou une politique donnée est, en soi, parfaitement légitime.
- Concentrer l’essentiel de l’énergie morale, symbolique et médiatique sur Israël, au point d’effacer d’autres situations, relève d’un régime de perception qui n’est plus simplement politique, mais structurel.
En d’autres termes : l’incapacité à traiter Israël comme un État « comme les autres » – qu’on le critique ou qu’on le soutienne – signale la présence d’un surplus de sens. Ce surplus, en Europe, porte un nom : l’antisémitisme, entendu non comme une insulte morale ponctuelle mais comme une tradition longue d’exception juive.
Le 7 octobre ou l’art européen de l’oubli sélectif
Il est impossible de comprendre la configuration actuelle sans revenir à ce qui, pour les Juifs, constitue un événement-séisme : le 7 octobre 2023. Ce jour-là, des commandos islamistes pénètrent en territoire israélien, assassinent plus d’un millier de civils, enlèvent des centaines de personnes, commettent des actes de torture, de mutilation et de violences sexuelles, le tout soigneusement filmé, revendiqué et diffusé. De nombreux historiens, y compris non juifs, n’hésitent pas à parler d’un pogrom, au sens strict du terme, et à souligner qu’il s’agit de la journée la plus meurtrière pour les Juifs depuis 1945.
On aurait pu penser – on aurait pu espérer – qu’un tel déchaînement de violence entraîne, en Europe, un sursaut moral durable :
- Non seulement une condamnation nette des crimes,
- Mais aussi une réflexion sur la fragilité persistante de la condition juive, y compris après la Shoah,
- Et une attention particulière à la sécurité des communautés juives sur le continent.
Or il s’est produit presque l’inverse. Après quelques jours d’émotion, l’espace public européen a connu une recomposition accélérée du récit :
1. Temporalité contractée :
Le 7 octobre est vite relégué au rang d’« origine lointaine » du conflit, une sorte de prélude dont on ne retient plus que la fonction d’élément déclencheur abstrait.
2. Effacement sémantique :
Le vocabulaire (pogrom, massacre, atrocités, crimes de guerre) est progressivement réservé à la description de la réponse israélienne. Les termes appliqués aux assaillants du 7 octobre se font plus prudents, plus neutres, plus juridiquement « équilibrés ».
3. Inversion morale :
Dans un laps de temps très court, le centre de gravité du discours se déplace :
- Les agresseurs deviennent des acteurs politiques avec lesquels il faudrait
« composer »,
- Les victimes deviennent des variables secondaires d’une équation géopolitique.
C’est dans cette perspective que prend sens l’impression, que l’on peut formuler de manière abrupte, d’une « mansuétude envers les bourreaux nazis du 7 octobre ». L’expression est polémique, mais elle vise un phénomène précis :
- Non pas que les dirigeants européens adhèrent explicitement à l’idéologie des assaillants,
- Mais qu’ils acceptent, de facto, de minorer la nature profondément exterminatrice de l’acte, en le requalifiant en épisode de plus d’un « cycle de violence », symétrique, presque banal.
Cette mansuétude se lit à plusieurs niveaux :
· Dans les communiqués officiels :
- Les formulations condamnant le 7 octobre sont rapidement assorties de mises en garde contre la « réaction disproportionnée » d’Israël, au point que le massacre initial et la prise d’otages disparaissent derrière l’injonction faite à l’État juif de se contenir.
· Dans la hiérarchie des émotions publiques :
- Les rassemblements, manifestations et tribunes se focalisent sur Gaza, en évacuant progressivement la question des otages, puis celle même des victimes du 7 octobre. L’exigence de libération des otages devient une clause de style, quand elle n’est pas purement omise.
· Dans la gestion de la mémoire :
- Là où l’on aurait pu attendre, au sein d’une Europe se réclamant de la mémoire de la Shoah, un effort pour nommer clairement la nature du pogrom et pour le relier à l’histoire longue de la violence antijuive, on assiste à une déconnexion délibérée : le 7 octobre est traité comme un événement contingent, non comme la manifestation contemporaine d’une haine anti-juive radicale.
Ce déni partiel – ou cet oubli sélectif – n’est pas une simple erreur d’analyse. Il remplit une fonction : il permet aux dirigeants européens de réinstaller un confort moral, en rétablissant la figure familière du Juif problématique, désormais sous les traits de l’État d’Israël. On
« pardonne » implicitement beaucoup aux bourreaux du 7 octobre – on atténue leur responsabilité, on relativise leur idéologie, on négocie avec eux – parce que cela permet de rebasculer la charge morale principale sur Israël.
Dans ce schéma, le 7 octobre n’est pas seulement oublié ; il est absorbé dans un récit qui le neutralise. On ne le nie pas frontalement, mais on le rend inopérant, en refusant de lui donner le statut symbolique qu’il devrait avoir en Europe : celui d’un rappel brutal que la « bête immonde », pour reprendre la formule de Brecht, n’appartient pas seulement aux archives du XXᵉ siècle, mais qu’elle peut resurgir, sous d’autres drapeaux, avec une intensité comparable.
Que l’Eurovision, événement par excellence de la légèreté européenne, se déroule dans cette atmosphère d’amnésie organisée n’est pas anecdotique. Les décisions de boycott contre Israël, prises sans jamais articuler clairement ce qu’a été le 7 octobre, s’inscrivent dans cette logique : elles révèlent une Europe où l’on se montre infiniment sévère avec l’État juif, et étrangement compréhensif avec ceux qui ont voulu, ce jour-là, massacrer des Juifs précisément parce qu’ils étaient juifs.
C’est cette dissymétrie, cette indulgence relative envers les bourreaux et cette dureté maximale envers la victime devenue suspecte, qui constitue l’un des marqueurs les plus inquiétants de l’antisémitisme reconfiguré des dirigeants européens.
L’antisémitisme européen comme héritage de longue durée
Pour comprendre pourquoi le cas israélien joue ce rôle de catalyseur, il faut revenir à la longue durée de l’antijudaïsme européen.
1. L’Espagne : de l’Inquisition au « problème juif » éternisé
En Espagne, l’antijudaïsme n’est pas un épisode ; il est fondateur.
- Expulsion des Juifs en 1492,
- mise en place de l’Inquisition,
- obsession des « conversos » et de la « pureté du sang », tout cela a construit une matrice culturelle où le judaïsme est pensé comme un corps étranger à éliminer, convertir ou effacer.
Cet héritage ne disparaît pas avec la modernité. Il se transforme. La figure du Juif devient une figure de l’ennemi intérieur ou extérieur, déplacée aujourd’hui sur Israël : nation supposée porteuse de tous les traits négatifs jadis attribués au « peuple déicide ».
Lorsque l’Espagne adopte une posture de boycott radical vis-à-vis d’Israël, il est difficile de ne pas voir, derrière le discours humanitaire, la réactivation d’une vieille grammaire : celle du refus obstiné de reconnaître une pleine légitimité au fait juif, désormais national.
2. L’Irlande : anticolonialisme, transposition et dérive
En Irlande, l’hostilité à Israël s’enracine dans un tout autre imaginaire : celui de la lutte anticoloniale.
Dans ce récit, très puissant dans la culture politique irlandaise contemporaine, l’équation est la suivante :
- Les Palestiniens sont les nouveaux Irlandais,
- Israël est la nouvelle métaphore de l’Empire britannique.
Ce schéma simplificateur permet d’agréger une solidarité sincère avec le peuple palestinien, mais en la plaçant dans un dispositif symbolique où il n’y a plus de place pour la spécificité juive, ni pour la complexité du conflit. Il autorise une assimilation binaire : Juifs = colons, Palestiniens = colonisés.
Ce qui semble anticolonial à la surface peut, en profondeur, se transformer en une forme de déni du droit à l’autodétermination juive, pourtant reconnu en principe comme pour tout autre peuple. Là encore, la singularité d’Israël n’est pas dans le conflit, mais dans la manière dont il est perçu : non comme un acteur politique comme les autres, mais comme une excroissance illégitime – ce que fut longtemps, dans l’Europe chrétienne, la communauté juive elle-même.
3. Les Pays-Bas : de la tolérance à la rémission interrompue
Les Pays-Bas occupent une position ambiguë dans l’histoire juive européenne :
- Terre de refuge relative (Amsterdam et Spinoza, la communauté séfarade),
- Mais aussi pays où la déportation des Juifs pendant la Shoah a été d’une efficacité glaçante, avec un appareil administratif très coopératif.
On peut parler, après 1945, d’une période de rémission : reconnaissance des crimes, intégration des survivants, respect officiel de la mémoire. Mais une rémission n’est pas une guérison. Elle peut prendre fin lorsque les conditions changent.
La facilité avec laquelle une partie des élites intellectuelles et culturelles néerlandaises se rallie à un discours d’exception négative d’Israël – via des boycotts, des pétitions, des dénonciations presque ritualisées – suggère que l’ancien fond n’a jamais vraiment été liquéfié. Il a été recouvert par le vernis de la tolérance, qui craque dès que surgit une cause présentée comme plus « pure » : celle du Palestinien réduit au rôle exclusif de victime absolue.
4. La Belgique : un antisémitisme recomposé
En Belgique, l’antisémitisme classique – celui des années 1930–40, des mouvements collaborationnistes et de certaines franges catholiques – n’a jamais été pleinement affronté. La mémoire y est fragmentée, multiple, entre Wallonie, Flandre et Bruxelles.
Depuis quelques décennies, s’y ajoute une nouvelle configuration :
- Une gauche radicale qui projette sur Israël tous les motifs de sa critique du capitalisme, de l’Occident et de l’« impérialisme »,
- Et une partie de la mouvance islamiste urbaine, pour laquelle la question israélo- palestinienne se confond avec une identité religieuse et politique.
L’alliance objective de ces deux univers peut produire un discours où la critique d’Israël se durcit jusqu’à la négation implicite de la légitimité du fait national juif. Là encore, la bascule est nette : on ne juge plus une politique, on délégitime un sujet.
De l’antijudaïsme à l’antisionisme « respectable »
Le point commun de ces configurations nationales est le suivant : l’antisémitisme a changé de grammaire.
- Hier, il se formulait en termes explicitement religieux (peuple déicide), raciaux (race inférieure, dégénérée), puis complotistes (juifs dominateurs, financiers occultes, etc.).
- Aujourd’hui, il se formule majoritairement en termes politiques et moraux :
- Israël serait un État « colonial par essence »,
- Un « projet racial »,
- Un « régime d’apartheid »,
- Voire un État « génocidaire ».
Le discours se veut universaliste, mais il reconduit trois constantes historiques de l’antisémitisme européen :
- L’exceptionnalisation négative : on ne traite pas Israël comme un État parmi d’autres, on lui attribue une place à part dans le mal.
- La dissymétrie : les termes employés pour Israël (génocide, nazisme, etc.) sont rarement utilisés pour d’autres États, même auteurs d’atrocités massives.
- L’inversion : le peuple qui a subi la Shoah est accusé, non pas simplement d’injustice, mais de reproduire le crime absolu qui a été commis contre lui.
Cette inversion n’est pas un simple excès de langage. Elle a une fonction : elle permet à l’Europe de se décharger à bon compte de sa propre culpabilité historique.
- En désignant Israël comme le nouveau « nazisme »,
- Elle transforme les Juifs – ou l’État juif – en héritiers du mal européen,
- Et s’affranchit ainsi, symboliquement, de sa propre responsabilité dans la Shoah.
L’antisionisme radical devient alors une forme d’auto-absolution projective : en dénonçant Israël avec la plus grande véhémence, on croit se laver de la faute d’hier.
L’Eurovision comme laboratoire de la « respectabilité antisémite »
Dans ce contexte, un concours de chanson n’est pas anodin. Il fonctionne comme un laboratoire de respectabilité.
Les décisions de retrait d’États membres, appuyées par des autorités publiques, envoient plusieurs messages :
- Institutionnalisation : ce n’est plus seulement l’affaire de groupes militants ou de manifestations de rue ; ce sont des États, des télévisions publiques, des institutions culturelles qui endossent un geste de mise à l’écart symbolique d’Israël.
- Normalisation discursive : le boycott, jadis associé à des marges radicales, est présenté comme un acte moralement évident, presque obligé, pour rester fidèle à « nos valeurs ».
- Pédagogie inversée : aux opinions publiques, le message implicite est : « Dans la hiérarchie des injustices du monde, il en est une qui mérite une indignation absolue : celle qui implique les Juifs, sous la forme d’Israël. »
Ce qui, dans d’autres contextes, vaudrait comme une discrimination ciblée — choisir systématiquement une seule nation comme objet d’exclusion symbolique — devient, dans ce cadre, une cause noble.
C’est ce renversement qui justifie, à vos yeux, la formule forte : « l’antisémitisme est dans l’ADN de l’Europe ». Si l’on veut la traduire en langage académique, on pourrait dire :
- Que l’histoire européenne a produit une structure de perception où le fait juif est spontanément perçu comme problématique ;
- Que cette structure est trans-historique : elle survit à la chute des empires, aux changements de régimes, voire à la catastrophe de la Shoah ;
- Et qu’elle se manifeste, aujourd’hui, sous les habits du moralisme humanitaire et de la défense des droits.
L’Eurovision 2026, dans cette perspective, n’est ni la cause ni le centre du problème : il est un théâtre, au sens presque clinique, où se rejoue un scénario ancien avec des décors nouveaux.
Conclusion : entre lucidité et impasse
Qualifier ces retraits de « simple » antisémitisme n’épuise pas la complexité des trajectoires nationales, ni des motivations individuelles. Il y a, dans ces pays, de véritables solidarités avec les Palestiniens, des critiques légitimes de tel ou tel gouvernement israélien, des engagements sincères pour le droit international.
Mais refuser de voir la spécificité du traitement réservé à Israël reviendrait à se condamner à l’aveuglement. Ce qui est en jeu n’est pas le droit de critiquer Israël – droit qui doit rester entier – mais la façon dont cette critique se transforme en exception négative :
- Lorsque les boycotts se concentrent exclusivement sur l’État juif ;
- Lorsque la mémoire de la Shoah sert de support à une inversion accusatoire ;
- Lorsque l’on tolère, sous couvert d’« antisionisme », des slogans, des images et des réflexes qui reproduisent les vieux schèmes antijuifs.
L’Europe se veut aujourd’hui le continent de la mémoire, des leçons tirées de l’histoire. L’épisode Eurovision montre au contraire qu’elle peine à affronter ce que son histoire a de plus constant : une incapacité à regarder les Juifs – et l’État juif – autrement qu’à travers le prisme d’une différence radicale, toujours suspecte, toujours à justifier.
En ce sens, la formule provocatrice selon laquelle « l’antisémitisme est dans l’ADN de l’Europe » peut se reformuler ainsi : L’Europe a bâti une partie de son identité en se définissant contre le Juif. Tant qu’elle ne déconstruira pas cette matrice, toute crise impliquant Israël réactivera, sous de nouveaux masques, le vieux démon antisémite.
© Richard Abitbol

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