Définition de Déraison : Larousse vs Robert, un combat wokiste ?
Le Larousse (édition 1948) définit très laconiquement la déraison : « manque de raison ». L’édition de 2025 est plus précise : « manque de raison, manque de jugement ; folie. » Pour le Robert, (édition de 2021) la déraison est « manque de raison dans les paroles, dans la conduite ». Contrairement aux rédacteurs du Larousse qui associent la déraison à un état proche de dérangement mental, ceux du Robert l’inscrit dans un contexte plus général propice à toutes les interprétations. Le wokisme aurait-il considéré le Robert comme « réactionnaire » ? On serait tenté de le croire car il semble davantage en phase avec la définition du Larousse. Pour les woke, la déraison est signe d’irresponsabilité. Leur interprétation de l’affaire Sarah Halimi en témoigne. L’intention antisémite n’est plus le fil conducteur du crime, mais plutôt l’expression d’une déraison au sens laroussien du terme. Le Robert, aurait démontré en revanche, que le tueur de Sarah Halimi est bel et bien antisémite car sa déraison est un dérapage dans sa conduite, dans ses paroles.
L’Histoire n’est qu’une histoire d’O !
En réunissant des personnalités à première vue différentes idéologiquement, Daniel Salvatore Schiffer, homme de consensus, esprit curieux et philosophe ouvert à dialogue, ne pouvait être que l’homme de la situation pour coordonner la bonne quarantaine d’intellectuels convoqués pour cet ouvrage. Son engagement dans la lutte contre l’antisémitisme n’est plus à prouver, mais au-delà de ce combat qui sonne en lui comme le combat de sa vie, la Critique de la déraison antisémite a permis la réunion de personnalités telles Manuel Valls ou Céline Pina — pour ne prendre que ces deux-là aux cheminements idéologiques assez éloignés l’un de l’autre — , Marc Alpozzo professeur de philo dans un lycée « sensible », Hagay Sobol, cancérologue de renom bien connu du monde associatif marseillais, ou des essayistes comme Pascal Bruckner et Michel Onfray.
D’une certaine manière, le sous-titre du livre, « un enjeu de civilisation, un combat pour la paix » est peut-être plus important que le titre lui-même. Il nous renvoie à 1453, date de la chute de Constantinople. Presque six siècles après, Istanbul, anciennement Constantinople reste plus que jamais la ligne de partage entre l’Occident et l’Orient, une histoire d’O comme disait mon maître à l’université.
Un article indéfini, lourd de conséquences.
On l’aura compris, l’intention de Daniel S. Schiffer est de remettre la question de l’antisémitisme au centre du débat socio-politique, car sa lutte est affaire de tous. Tout dernièrement, la police a arrêté deux mineurs qui, ont-ils déclaré aux policiers, voulaient tuer « des »Juifs. Il faut insister sur l’importance de cet article indéfini. Tuer « des »Juifs, dans la tête des ados tueurs, implique que le Juif n’est pas un individu, mais un problème. Le « résoudre » c’est l’expulser des autres éléments du corps social ; bref de la pure logique hitlérienne.
Aborder l’antisémitisme à partir du seul éclairage du radicalisme religieux est certes une nécessaire mais pas suffisant. Pour l’antisémite, le Juif pose problème. En d’autre terme, peu importe qu’il soit de gauche ou de droite, quand bien même combattrait-il contre son camp, le Juif est celui qui ne doit pas être. Émile Mallet dans son dernier et excellent ouvrage la Haine des Juifs (1) a parfaitement raison de mener la réflexion sur le plan psychanalytique. L’antisémitisme est déraisonnable au sens où il échappe à toute rationalité. L’exposition vichyste intitulée comment reconnaître un Juif est particulièrement intéressante. Le discours est simple : le Juif n’est pas seulement l’ennemi, sa présence contamine le corps social tout entier.
Qui dit histoire des Juifs, dit histoire de l’antisémitisme.
Déjà au cœur de l’Antiquité polythéiste, le judaïsme de par sa relation avec un Dieu unique et impalpable, brouille les cartes politiques de l’époque. L’Antiquité ne comprend pas l’invisibilité et l’omnipotence. En inventant le dialogue Homme-Dieu sans intermédiaire, le judaïsme coupe l’herbe sous le pied des prêtres qui entendent contrôler les rouages de l’État. Le juif est donc un subversif. Aussi l’antisémitisme antique procède-t-il d’une intention essentiellement politique. L’époque médiévale chrétienne, quant à elle, invente l’antijudaïsme. Le Juif, accusé de déicide, devient négateur de Dieu, responsable de toutes les malédictions, naturellement allié du diable, cette forme accomplie de l’antéchrist. La couleur jaune, dans l’imaginaire médiéval est couleur diabolique ; cette couleur connaîtra par la suite la triste carrière que l’on sait. La Révolution française modifie la donne. Si pour Saint-Just le bonheur est une idée neuve en Europe, pour les philosophes des Lumières, la Raison en est le mur porteur. Aussi, l’émancipation des Juifs ouvre-t-elle une nouvelle histoire du peuple Juif au sens où il est désormais citoyen à part entière et non objet d’ostracisme. Mais surtout elle fait entrer le Juif dans le roman national, ce qui va ouvrir la voix à un judaïsme « laïc » en opposition, souvent ouverte, avec le judaïsme religieux (2).
Paradoxalement la Révolution, si elle déclare la guerre à l’anti-judaïsme chrétien, fait germer dans les esprits un autre ostracisme qu’on peut qualifier d’idéologique. Le XIXème siècle transformera l’essai en quelque sorte. La débat social, l’émergence d’une véritable conscience socialo-ouvrière et l’apparition de ce que j’appelle une théologie droitière, pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, ouvrent la voie à une vision du Juif qui, pour dire les choses crûment n’a sa place nulle part. À gauche il est exploiteur, à droite il est révolutionnaire. Ce n’est donc pas un hasard si l’expression même d’antisémitisme voit le jour, en Autriche, (3) au cœur d’un siècle à la fois moderniste et réactionnaire et à Vienne, la ville où l’assimilation des Juifs est la plus forte en Europe. Le XIXème siècle préparant idéologiquement le cataclysme hitlérien.
Lutter contre l’antisémitisme c’est entrer en résistance.
Je demandai un jour à Marie-Madeleine Fourcade, grande résistante s’il en fut, qu’est-ce qui l’avait incité à entrer en Résistance. « Par prise de conscience » me répondit-elle, ajoutant, « aucune décision, aucun engagement n’a de valeur sans une nécessaire prise de conscience ». Voilà pourquoi Critique de la déraison antisémite est une pierre apportée à la défense de la civilisation, celle-là même qui se veut humaniste, tolérante et généreuse…qu’elle que soit la confession religieuse de chacun, ou sa non croyance en Dieu.
L’homme n’est grand et exceptionnel que s’il est culturellement multiple.
Michel Dray

Historien,
Contributeur de la Critique de la déraison antisémite (éditions Intervalles, Paris, 2025)
Contributeur de Il est une fois Boualem Sansal (éditions Frantz Fanon, Paris 2025)
NOTES
- La Haine des Juifs, Émile Mallet, éditions Campagne Première, Paris 2025
- La Haskalah, (pendant juif de la philosophie des Lumières) dont Moses Mendelssohn en Allemagne a été l’un des fers de lance, a été ouvertement condamnée par les rabbins, l’accusant de favoriser l’assimilation des Juifs. La Haskalah est l’une des sources du sionisme politique dès les années 1860
- Terme inventé par l’Autrichien Moritz Steinschneider en 1860

Poster un Commentaire