En ces temps où on a comparé Gaza et le ghetto de Varsovie, il n’est pas inutile de rappeler quelques réalités historiques.
Le ghetto de Varsovie entre novembre 1940, moment où il a été clos et juillet 1942, c’est 120 000 habitants par km2, soit plus du double de densité des zones les plus denses dans les villes les plus denses sur la planète. A titre de comparaison, la densité de la bande de Gaza entière est vingt fois moins importante…
Le 22 juillet 1942 part le premier convoi du ghetto pour Treblinka, à 80 km de Varsovie. La construction du camp, qu’on appelle aujourd’hui Treblinka II, vient à peine de se terminer, le troisième camp d’extermination de l’opération Reinhardt, à savoir la liquidation planifiée des Juifs du gouvernement de Pologne. Belzec avait commencé à gazer des Juifs en mars 1942, Sobibor en mai. Désormais chaque jour 6 000 personnes , et jusqu’à 10 000 certains jours, seront envoyées à Treblinka et gazées à leur arrivée par le monoxyde de carbone, en dehors du tout petit groupe de Juifs chargés de s’occuper des cadavres, les Sonderkommandos. Le 21 septembre, les fosses sont pleines et les rafles s’arrêtent, d’autant qu’elles ont rempli le quota prévu.
280 000 Juifs du ghetto ont été assassinés en 60 jours. Il restait désormais environ 50000 personnes, travailleurs esclaves ou clandestins. L’entrée de l’armée allemande en avril 1943 déclencha l’héroïque révolte et le ghetto de Varsovie fut détruit. La plupart des survivants, envoyés dans des camps de travail, furent assassinés le 3 novembre 1943 dans la zone de Lublin, à Majdanek, Poniatowa et Trawniki, 42000 morts en quelques heures, une journée que les nazis appelèrent « Fête des moissons », Erntefest.
Quant à l’usine de mort qu’était Treblinka, elle avait étendu son savoir-faire à une grande partie de la Pologne comme l’évoque aujourd’hui un champ de 17 000 pierres dont plus de 200 portent les noms des localités juives polonaises anéanties. S’ajoutent à cela des Juifs transportés de Slovaquie, de Grèce ou d’Allemagne, de petits groupes de Roms et de Polonais fusillés près des fosses communes que Himmler fit vider et brûler dès le début 1943.
98 à 99% des personnes assassinées à Treblinka II étaient juives. Dans ses chambres à gaz il y eut 900 000 victimes, le même nombre qu’à Auschwitz Birkenau, dont on estime que 97% des gazages ont été effectués sur des Juifs. Si ce dernier camp a plus de poids dans la mémoire des hommes, c’est à cause de son caractère international, mais surtout grâce aux survivants du camp de travail qui y était adjoint et dans lequel ont péri 200 000 personnes supplémentaires, dont 70 à 75 000 polonais non-juifs. A Treblinka, il n’y eut qu’une soixantaine de survivants, ceux de la révolte des Sonderkommandos de Treblinka du. 2 Août 1943, un pour 18 000 Juifs assassinés. Samuel Willenberg, mort en 2016, fut le dernier…
Mais avant eux, un autre homme s’était enfui de Treblinka II. Son nom est presque inconnu et je voudrais lui rendre hommage.
Il s’agit de Abraham Krzepicki, déporté à Treblinka le 25 Août. Ce jour-là ou le lendemain, un émissaire de la résistance polonaise entre clandestinement dans le ghetto dont environ 150 000 personnes ont déjà été déportées. Cet émissaire, c’est Jan Karski. Voici ce qu’il écrira plus tard :
«Les rues sont bondées, comme si tout le monde vivait dehors. Chacun essaie de vendre ce qu’il possède : trois oignons, deux oignons, quelques clous.Chacun mendie. La faim. Des visages terribles d’enfants qui courent dans tous les sens, ou restent assis prostrés près de leurs mères. Ce n’était pas l’humanité, c’était une sorte d’enfer». Cela dans un ghetto vidé de 150 000 habitants déjà déportés. Où ils avaient été envoyés, les deux interlocuteurs de Karski, Leon Feiner et Adolphe Berman, l’ignoraient, mais ils savaient que c’était vers la mort.

Abraham Krzepicki fut choisi comme Sonderkommando. Pendant un mois, il vécut les scènes apocalyptiques à l’entrée des chambres à gaz et transporta les cadavres vers les fosses communes. Il parvint à s’échapper, revint dans le ghetto, hanté par ses visions. Pendant trois mois, de décembre 1942 à mars 1943, il fit à Rachel Auerbach un long et bouleversant témoignage pour « Oneg Shabat », le groupe constitué autour de Emmanuel Ringelblum. Ce témoignage fut retrouvé après la guerre parmi les bidons contenant une partie des archives, mais en dehors d’une édition confidentielle en yiddish, il ne fut publié qu’en 2017, seulement en polonais et pas dans une édition pour spécialistes. Le texte était probablement trop désespéré. Krzepicki fut tué en combattant lors de la révolte du ghetto.
90% des 3 300 000 Juifs polonais sont morts pendant la guerre et près d’un tiers des assassinats eut lieu à Treblinka. C’est dire le poids de ce lieu pour les Juifs. Cependant, contrairement à Auschwitz, les traces ont été presque entièrement détruites et le travail de mémoire y est particulièrement dépendant des choix politiques qui sous-tendent la reconstruction matérielle.
A deux kilomètres du camp d’extermination se trouvait un camp de travail qui avait été ouvert dès 1941. Des prisonniers polonais y étaient transitoirement emprisonnés pour des motifs en général économiques.
Plusieurs milliers de prisonniers y sont morts et la zone s’est récemment couverte de croix en leur mémoire. Mais l’historiographie indépendante montre que la plupart des victimes étaient des Juifs également employés comme ouvriers dans ce camp puis fusillés.
Près de là, les convois bondés provenant du ghetto attendaient des heures sous un soleil de plomb avant d’être dirigés vers les chambres à gaz, les trafics ignobles auxquels cette terrible attente a donné lieu, un verre d’eau contre les maigres biens que les malheureux avaient encore sur eux, bien documentés par les historiens et signalés dans le film de Lanzmann se sont transformés en activités de bienfaisance.
Peu à peu le camp de travail est devenu un lieu de mémoire majeur témoignant du martyre polonais. Cela s’est fait depuis la prise de pouvoir par le PIS en 2015 mais l’orientation n’a pas été bouleversée par l’arrivée de Donald Tusk à la tête du gouvernement en 2023.
Par conséquent la distinction entre Treblinka I, camp de travail dans lequel sont morts quelques centaines, peut-être quelques milliers de Polonais non Juifs, et Treblinka II où ont été gazés 900 000 polonais juifs, s’estompe aux yeux du public.
Il ne s’agit pas pour les nationalistes polonais de nier la Shoah, mais d’imposer l’image d’une Pologne catholique victime elle aussi d’une tentative de génocide. Toute tentative de relativiser cette tragédie, ce qu’aucun historien digne de ce nom ne cherche d’ailleurs à minimiser, est considérée comme de l’antipolonisme, un délit que la loi aujourd’hui réprime.

C’est ce processus mental qui a été à l’origine des conflits autour du Carmel d’Auschwitz et des controverses très dures autour de l’oeuvre fondamentale de Jan Gross et notamment de son livre « Les Voisins », publié en 2001. Ce livre révélait que c’étaient des Polonais qui avaient brûlé leurs voisins juifs dans le village de Jedwabne en 1941 avant l’arrivée des Allemands. Ce fait avait été admis par le gouvernement polonais de l’époque qui avait reconnu qu’il fallait regarder le passé en face. Il ne l’est plus aujourd’hui et les critiques du travail de Jan Gross se sont banalisées dans une historiographie devenue « officielle ».

Le nom de Jedwabne figure désormais sur une des pierres de Treblinka II parmi les villages juifs anéantis par les nazis…..
C’est une histoire alternative, un phénomène qui n’existe pas seulement en Pologne…
© Richard Prasquier

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