Claude Sitbon : « Les six mois d’enfer qu’on a voulu oublier »

Une interview menée par Paul Germon Propos à l’occasion de la commémoration du 9 décembre à Yad Vashem, consacrée aux Juifs de Tunisie sous l’Occupation allemande (novembre 1942 – mai 1943)




(Photo : Claude Sitbon devant la synagogue de la Hara de Tunis, 2013)



Le 9 décembre prochain, Yad Vashem honorera la mémoire des Juifs de Tunisie, victimes d’une occupation allemande aussi brève que brutale.
Pendant six mois, de novembre 1942 à mai 1943, les Juifs de Tunis, Sousse, Sfax et des villages du Sud ont connu l’humiliation, le travail forcé, la peur, et la solitude face à un monde déjà bouleversé.
C’est un pan oublié de la Shoah, souvent relégué dans la pénombre méditerranéenne.
Avec Claude Sitbon, historien et témoin éclairé de cette mémoire séfarade, nous revenons sur ces « six mois d’enfer qu’on a voulu oublier ».




🔹 1. Claude Sitbon, vous participez à la commémoration organisée à Yad Vashem sur les Juifs de Tunisie pendant l’occupation allemande. Avant d’y revenir, pouvez-vous rappeler dans quel contexte historique les nazis débarquent en Tunisie en novembre 1942 ?

Claude Sitbon :
L’Allemagne nazie intervient en Tunisie après le débarquement allié du 8 novembre 1942 au Maroc et en Algérie. Pour empêcher les forces américaines et britanniques de remonter vers l’Europe, Rommel et la Wehrmacht décident de transformer la Tunisie en bastion. En quelques jours, Tunis et Bizerte deviennent des zones occupées. Les nazis débarquent avec leurs officiers, leurs croix gammées et leurs listes : la communauté juive est immédiatement visée.



🔹 2. Quelle était alors la situation de la communauté juive tunisienne ?

Claude Sitbon :
Une communauté vivante, fière, nombreuse : près de 90 000 âmes. Des écoles, des synagogues, une élite intellectuelle et économique, des quartiers entiers où l’on vivait juif et tunisien à la fois. Mais sous Vichy, depuis 1940, les signes d’exclusion étaient déjà là : radiations, quotas, spoliations. L’arrivée des nazis a transformé l’angoisse en terreur.



🔹 3. L’occupation n’a duré que six mois : certains en concluent qu’il n’y eut pas de véritable persécution. Que leur répondez-vous ?

Claude Sitbon :
Six mois suffisent pour marquer une vie. Il ne s’agit pas d’une parenthèse, mais d’une descente aux enfers. Les Juifs ont été insultés, dépossédés, frappés, soumis au travail forcé. Plus de 5 000 hommes ont été envoyés dans une centaine de camps. Dire que ce n’était “pas si grave”, c’est nier l’humiliation, le froid, la faim, la peur. Nous avons eu de la chance que l’Afrique fût libérée avant que les trains ne roulent vers l’Europe.



🔹 4. Quelles mesures antisémites les nazis ont-ils imposées durant cette courte période ?

Claude Sitbon :
L’étoile jaune fut rendue obligatoire dans certaines villes. Une amende collective de vingt millions de francs français fut prélevée sur la communauté. Les synagogues furent fermé­es, les biens confisqués, les hommes réquisitionnés pour les travaux militaires. La Gestapo contrôlait tout : elle dressait des listes nom par nom. Chaque jour, le Juif tunisien était désigné, puni, avil­i.



🔹 5. Peut-on parler de camps de travail, voire de déportations ?


Claude Sitbon :
Oui, des camps de travail existaient : Bizerte, Mateur, Zaghouan, Kasserine, Djedeïda… Ce n’étaient pas des camps d’extermination, mais des lieux où l’on mourait de froid et de fatigue. Les déportations vers l’Europe n’ont pas eu le temps de se réaliser, car les Alliés ont libéré Tunis en mai 1943. Mais le projet était là. Les camions étaient prêts.



🔹 6. Et les autorités françaises de Vichy, comment ont-elles réagi face aux exigences allemandes ?

Claude Sitbon :

Elles ont obéi. Sans zèle visible, mais sans courage non plus. Le résident général Esteva et l’amiral Darlan n’ont rien fait pour protéger les Juifs tunisiens. Ils ont laissé faire les recensements, les réquisitions. Quelques fonctionnaires français ont montré un peu d’humanité, mais l’État colonial resta soumis à l’ordre allemand.



🔹 7. Quelle fut l’attitude de la population musulmane tunisienne vis-à-vis de ses concitoyens juifs ?

Claude Sitbon :

Elle fut multiple. Certains ont profité du malheur des Juifs pour s’emparer de leurs biens. D’autres ont fermé leurs portes par peur. Mais il y a eu aussi des gestes magnifiques : des voisins qui ont apporté du pain, caché un garçon, prévenu d’un raid. Le peuple tunisien n’était à ce moment là pas antisémite par nature. Il était pris dans la tempête de l’Histoire.



🔹 8. Une résistance juive a-t-elle vu le jour malgré la peur et la brièveté de l’occupation ?

Claude Sitbon :

Oui, discrète, mais réelle. Des jeunes de Tunis, inspirés par le mouvement sioniste, ont servi d’agents de liaison pour les Alliés. Certains ont caché des armes ou transmis des renseignements. Il y eut aussi une résistance morale : continuer à prier, à enseigner l’hébreu, à croire que le mal aurait une fin. C’était déjà un acte de courage.



🔹 9. Parlons des pertes : combien d’hommes, de familles, de biens détruits ?

Claude Sitbon :

On parle de plus de 700 morts, principalement dans les camps et sous les bombardements. Des centaines de familles ruinées, des commerces brisés, des livres sacrés profanés. Et ce traumatisme immense qui n’a jamais été nommé : celui d’avoir été abandonné du monde entier, même de la France qu’on croyait patrie.



🔹 10. Après la libération de Tunis en mai 1943, qu’est-il resté dans la mémoire collective de cette séquence ?

Claude Sitbon :

Très peu de choses. On a voulu oublier. Les Tunisiens juifs ont repris leur vie, comme si rien n’avait été. Il a fallu attendre les années 1990 pour que les témoins parlent. La France n’a jamais reconnu la part de la Shoah nord-africaine. Ce silence était lui aussi une blessure.



🔹 11. Qui était Walther Rauff, le chef SS envoyé en Tunisie ?

Claude Sitbon :

Un criminel de haut rang, ancien collaborateur d’Heydrich, inventeur des camions à gaz utilisés en Pologne et en Ukraine. À Tunis, il dirigeait la Gestapo et supervisait les travaux forcés. Il est arrivé avec son rictus et son mépris, disant que les Juifs de Tunisie devaient “payer comme les autres”. Après la guerre, il a fui en Amérique du Sud et n’a jamais été jugé. Un monstre impuni.



🔹 12. Enfin, que signifie pour vous cette reconnaissance tardive de Yad Vashem ?

Claude Sitbon :

C’est une justice morale. Nos parents ont souffert dans le silence. Aujourd’hui, leurs noms entrent dans l’histoire du peuple juif. Cette reconnaissance n’efface rien, mais elle rétablit la vérité : la Shoah n’a pas épargné la Méditerranée. Ceux qui sont morts ont droit à la mémoire comme ceux de Varsovie ou de Salonique bien que le nombre soit bien moindre et les méthodes d’extermination n’aient pas pu être appliquées faute de temps. Yad Vashem leur rend leur dignité.

Propos recuillis par Paul Germon

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3 Comments

  1. Oui, mauvaise et triste periode. Mon papa qui a été requisiitionné pour monter des rails pour les trains à Kasserine n’a pas beaucoup parlé de ce temps.

  2. Merci beaucoup ! Entretien remarquable de précision et de clarté . J’ai pu recontextualiser tout ce que mon père m’avait raconté , lui qu’on avait enrôlé de force pour des « travaux » . Mais curieusement, cette période n’a jamais été vécue comme traumatisante . Une page avait été tournée comme la page de l’exil de Tunisie a été tournée. Incroyable résilience de ces Juifs tunisiens ! Merci pour ce travail indispensable de mémoire .

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