« Quand le pouvoir ne supporte plus d’être contredit, il ne cherche plus à convaincre, mais à faire taire. » Richard C. Abitbol
Les relations entre Emmanuel Macron et Vincent Bolloré ne relèvent pas seulement de l’antagonisme personnel ou de la rivalité d’ego, même si ces dimensions sont réelles. Elles s’inscrivent dans un faisceau de tensions où se superposent un conflit de trajectoires économiques, un affrontement de modèles politiques, un clivage de valeurs – y compris religieuses – et une succession d’épisodes judiciaires et médiatiques. Le tout sur fond d’écart idéologique désormais abyssal entre un libéralisme macronien en crise et un conservatisme catholique, identitaire et “civilisationnel” assumé par la galaxie Bolloré. Au fil des années, cette configuration a cristallisé, chez Bolloré, l’idée d’une hostilité active du pouvoir macronien à son égard, et chez Macron, la conviction que l’empire médiatique Bolloré est l’un des principaux facteurs de sa chute politique.
Sur le plan économique et géopolitique, la rupture se joue d’abord en Afrique. Vincent Bolloré a longtemps été l’un des principaux bénéficiaires de la “Françafrique” logistique : ports, chemins de fer, concessions stratégiques, relations privilégiées au plus haut niveau dans plusieurs capitales africaines. Avec l’arrivée de Macron à l’Élysée en 2017, le discours officiel change : il s’agit de marquer une distance avec les réseaux d’affaires historiques, d’afficher une “normalisation” des relations franco-africaines, et de rompre avec la figure du président agissant comme représentant de quelques grands groupes privés. Cette inflexion ne vise pas explicitement Bolloré, mais elle affecte directement un acteur dont l’influence reposait largement sur cette interface politico-économique. Dans plusieurs dossiers, y compris portuaires, Paris semble désormais regarder avec bienveillance des concurrents de Bolloré, notamment MSC (propriété de la famille d’Alexis Kohler-secrétaire général de l’Elysée), signe pour beaucoup d’un déplacement assumé des soutiens de l’État.
En parallèle, le centre de gravité du groupe Bolloré se déplace vers les médias. À partir de la fin des années 2010, Vivendi restructure son portefeuille autour d’un pôle médiatique de plus en plus cohérent idéologiquement : transformation d’i-Télé en CNews, prise de contrôle de Canal+, de C8, montée en puissance dans Lagardère (Europe 1, Journal du Dimanche, Paris Match, Hachette), etc. Ce bloc médiatique assume progressivement une ligne conservatrice, identitaire, très critique envers l’immigration, l’islam politique, le “wokisme” et l’Union européenne, contribuant à installer une atmosphère de polarisation forte. La Macronie voit dans ce mouvement non seulement une concentration problématique de pouvoir médiatique, mais aussi un instrument de légitimation et de normalisation de « l’extrême droite ».
L’ascension médiatique d’Éric Zemmour, largement portée par CNews avant sa candidature, a renforcé cette perception d’une galaxie “militante” cherchant à peser directement sur le jeu politique.
C’est dans ce contexte que survient l’épisode judiciaire togolais, moment de bascule dans la perception qu’a Bolloré de la présidence Macron. L’affaire concerne des soupçons de corruption d’agent public étranger dans le cadre de l’obtention, par le groupe, de la concession du port de Lomé, notamment via des prestations de communication politique à tarif préférentiel. Le Parquet national financier propose alors un schéma de justice négociée désormais classique : une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) pour la personne morale, Bolloré SE, assortie d’une amende et de mesures de conformité, et une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), c’est-à-dire un “plaider coupable” à la française, pour les personnes physiques, dont Vincent Bolloré, avec reconnaissance des faits et amende pénale.
Le groupe accepte la CJIP, les dirigeants acceptent la CRPC et reconnaissent les faits. Il faut ici souligner ce que cela implique : le “plaider coupable” à la française n’est pas un marchandage abstrait, c’est une procédure qui repose, par définition, sur une reconnaissance préalable de culpabilité par le prévenu.
Lorsque Vincent Bolloré accepte la CRPC proposée par le parquet, il accomplit un acte juridique et symbolique lourd : il admet la réalité des faits qui lui sont reprochés, en contrepartie d’une sanction négociée, encadrée, et supposée mettre un terme à l’affaire.
Revenir ensuite sur cet accord change radicalement la donne. Du point de vue du prévenu, la possibilité d’organiser une défense pleine et entière devant un tribunal correctionnel se trouve objectivement fragilisée : comment plaider vraiment sa cause après avoir, en amont, formellement reconnu sa culpabilité devant le parquet dans le cadre d’une procédure spéciale ? Même si le code de procédure pénale encadre en principe la réutilisation de ces déclarations, il subsiste un déséquilibre évident : le parquet a pu tirer profit d’une reconnaissance de culpabilité pour construire sa stratégie, tandis que le prévenu ne peut plus revenir à une posture de contestation intégrale sans apparaître comme se dédisant. Théoriquement, on peut soutenir qu’une fois qu’un plaider coupable a été proposé par le parquet, accepté par le prévenu et acté dans la procédure, l’État – dans toutes ses composantes – ne devrait pas pouvoir se “rétracter” unilatéralement sans offrir au prévenu des garanties procédurales équivalentes. Sinon, la justice négociée perd sa logique : l’aveu devient une arme à sens unique, pesant durablement contre le justiciable, sans lui offrir en retour la sécurité juridique et la clôture qui justifient normalement l’acceptation d’un tel accord.
En pratique, dans le cas Bolloré, ce n’est pas le parquet qui se dédit : c’est le tribunal qui, en février 2021, valide la CJIP mais refuse de valider les CRPC. La personne morale “paie” et tourne la page dans le cadre négocié ; les personnes physiques restent exposées à un procès correctionnel classique. Cette dissociation est juridiquement possible et motivée : le tribunal estime que la gravité des faits et l’intérêt du débat public justifient un examen en audience, au- delà d’un accord négocié entre parquet et mis en cause. Mais, du point de vue du justiciable, le résultat est le même : l’État, qui a obtenu une reconnaissance de culpabilité en échange d’une promesse implicite de traitement global, en retire un bénéfice probatoire et symbolique, tandis que le prévenu ne bénéficie plus des contreparties attendues. Cette asymétrie nourrit un sentiment d’injustice structurelle.
Formellement, aucun élément ne prouve une intervention directe de l’exécutif dans cette décision. La justice affirme son indépendance, le PNF prend acte du refus, la procédure suit son cours : la CJIP est exécutée, tandis que Bolloré lui-même demeure sous la menace d’un procès, ses recours successifs étant rejetés.
Cependant, la chronologie et le climat politique donnent à cette décision une portée symbolique particulière. Au moment où le pouvoir exécutif s’emploie à afficher une rupture avec la Françafrique, à se distancier des réseaux d’influence traditionnels, et où l’empire médiatique de Bolloré s’affirme comme un pôle particulièrement hostile au macronisme, le refus du plaider coupable est lu, par beaucoup, comme le signe d’un changement d’époque : un ancien “intouchable” se voit refuser une sortie discrète, et devra, peut-être, rendre des comptes dans le cadre public d’un procès. Pour Vincent Bolloré, l’effet psychologique est décisif. Il a accepté une procédure de reconnaissance de culpabilité, il voit la personne morale solder le dossier, mais lui-même reste exposé, personnellement, à une humiliation judiciaire publique. Dans un univers où la réputation et le contrôle de l’image sont centraux, cette dissymétrie est vécue comme une trahison.
Ce conflit est d’autant plus profond qu’il s’enracine aussi dans un clivage de valeurs. Les enquêtes de presse décrivent Vincent Bolloré comme un catholique très pratiquant, issu d’un milieu breton traditionaliste, pour qui la foi n’est pas un simple élément de biographie, mais un horizon d’engagement. La galaxie médiatique qu’il construit donne une place significative à des courants catholiques conservateurs, à une rhétorique civilisationnelle centrée sur les “racines chrétiennes” de la France, à une critique virulente des évolutions sociétales (avortement, euthanasie, extension de certains droits), et à un discours alarmiste sur l’immigration et l’islam. Ce n’est pas un hasard si CNews, le Journal du Dimanche ou Europe 1 servent régulièrement de tribune à des essayistes, polémistes et responsables politiques qui se revendiquent d’une vision chrétienne de la nation, ou qui articulent défense de la civilisation occidentale, hostilité au “wokisme” et dénonciation du “grand remplacement”.
À l’inverse, Emmanuel Macron incarne un libéralisme politique et culturel qui, tout en réaffirmant la laïcité et l’attachement à la loi de 1905, accompagne et assume des évolutions sociétales majeures. Son discours aux évêques de France en 2018, souvent commenté, visait à retisser un lien avec le catholicisme social et à reconnaître la légitimité de la voix des croyants dans le débat public, mais dans un cadre qui reste celui d’un pluralisme laïque et d’un État neutre. Ce geste n’avait rien à voir avec l’adhésion à un catholicisme intégral et identitaire tel que porté par certains acteurs de la sphère Bolloré.
Sur les questions de mœurs, d’égalité, de bioéthique, l’univers mental macronien demeure largement étranger aux sensibilités promues dans les médias du groupe. L’écart idéologique est ici massif : ce que la galaxie Bolloré présente comme une reconquête morale de la civilisation chrétienne, le macronisme le lit comme une forme de réaction identitaire dangereuse pour la cohésion démocratique.
Il serait excessif de parler de conflit “religieux” au sens strict entre les deux hommes. Mais il est raisonnable de constater un clivage axiologique profond. D’un côté, un capitalisme catholique militant, qui conçoit la puissance économique et médiatique comme un moyen de défendre une certaine conception de la civilisation chrétienne ; de l’autre, un libéralisme centriste, gestionnaire, qui entend tenir à distance les intégrismes religieux de tout bord et considère les tentatives de “ré-ensauvagement” moral du débat public comme une menace pour la cohésion démocratique.
Ce décalage de valeurs renforce la froideur politique : ce que l’un juge comme une légitime défense de la civilisation européenne, l’autre le perçoit comme une radicalisation dangereuse et une remise en cause implicite du pacte républicain. La confrontation se déplace alors sur le terrain médiatique et régulatoire, avec CNews comme principal point de friction.
La chaîne est régulièrement critiquée pour ses choix éditoriaux, ses plateaux où se multiplient les propos polémiques, ses dérapages sanctionnés ponctuellement par le régulateur. De son côté, Reporters sans frontières publie des travaux détaillant la façon dont, selon l’ONG, CNews respecte formellement les règles de pluralisme tout en les contournant matériellement, en reléguant certains courants politiques à des horaires confidentiels tout en donnant une exposition maximale à une poignée de chroniqueurs et de responsables situés à droite et à l’extrême droite.
Dans ce contexte, l’Arcom, autorité indépendante chargée de la régulation audiovisuelle, se retrouve au centre du jeu. Ses décisions sont scrutées : mises en demeure ponctuelles, encadrement incitatif, mais pas de sanction structurelle mettant en cause l’existence même de CNews.
Lorsque l’autorité estime, à l’issue d’un contrôle, ne pas constater de contournement avéré des règles de pluralisme sur une période donnée, Reporters sans frontières conteste publiquement cette appréciation et met en cause la capacité du régulateur à vérifier de façon fine les pratiques des chaînes.
Le débat se déplace alors : au-delà du cas CNews, il porte sur l’efficacité même des instruments de régulation face à des médias d’opinion puissants.
C’est dans ce climat qu’apparaissent, dans la presse, des informations et analyses selon lesquelles Emmanuel Macron serait de plus en plus irrité par ce qu’il perçoit comme la timidité de l’Arcom vis-à-vis de certaines chaînes, au premier rang desquelles CNews. Des projets sont évoqués, relatifs à un durcissement du cadre juridique de la lutte contre la désinformation, à la mise en place de mécanismes de référé permettant d’agir plus vite contre des contenus jugés mensongers, et à la labellisation de médias “fiables” en matière d’information. Juridiquement, il s’agit de propositions générales, visant les “fake news” et la protection de l’espace public ; politiquement, beaucoup y voient une réponse directe à la montée de chaînes d’opinion comme CNews, accusées de nourrir complotisme, relativisme et défiance envers les institutions. Le fait que le président de l’Arcom, pourtant nommé par le chef de l’État, soit perçu comme trop prudent ou trop légaliste face à CNews alimente encore l’idée d’un fossé entre les attentes politiques de l’Élysée et la posture de l’autorité indépendante.
À ce stade, la dimension proprement psychologique et politique s’ajoute aux facteurs structurels. Emmanuel Macron, confronté à un affaissement spectaculaire de son crédit politique, à une crise sociale durable et à une contestation profonde de sa légitimité, a tendance – comme beaucoup de dirigeants – à externaliser une partie de la responsabilité de sa chute. Dans cette optique, la puissance médiatique de la galaxie Bolloré, omniprésente dans le champ des chaînes d’information, offre un coupable commode : c’est elle qui aurait “fabriqué” l’extrême droite, “hystérisé” le débat, “déformé” son action.
L’ego présidentiel surdimensionné, incapable de reconnaître pleinement ses propres erreurs stratégiques, trouve dans ce groupe médiatique un adversaire à sa mesure, sur lequel concentrer colère et ressentiment.
Symétriquement, Bolloré et son entourage perçoivent les signaux envoyés par l’exécutif – refus du plaider coupable, arbitrages défavorables, pressions régulatoires, discours sur la désinformation – comme autant de tentatives de “tuer” politiquement et économiquement un empire jugé insupportable par le pouvoir.
Dès lors, la relation se personnalise et se radicalise : dans la lecture qu’en font nombre de commentateurs, Macron veut “abattre” le pouvoir médiatique Bolloré, et Bolloré, pour ne pas céder, doit tout faire pour rendre Macron politiquement inaudible ou inéligible. Chacun voit en l’autre non plus seulement un adversaire, mais un danger existentiel.
Dire que “Macron veut fermer CNews” est, en l’état, une extrapolation militante et non un constat juridique. Aucun texte normatif ne prévoit aujourd’hui la fermeture administrative d’une chaîne d’information en continu en raison de sa ligne éditoriale. En revanche, il est exact que l’exécutif, tel qu’il est décrit par diverses sources, souhaite resserrer les contraintes qui pèsent sur les médias considérés comme vecteurs récurrents de désinformation, et qu’il regarde avec sévérité l’attitude d’un régulateur réputé trop prudent vis-à-vis des acteurs les plus polarisants.
De là à conclure à une volonté explicite de fermeture, il y a un pas ; mais l’intention de limiter fortement l’influence de ce type de média, elle, transparaît clairement dans les éléments disponibles. Et, du point de vue de Bolloré, cette intention suffit à nourrir l’idée d’une tentative de mise à mort symbolique.
Si l’on rassemble tous ces fils, on obtient un tableau cohérent.
D’un côté, un industriel catholique, longtemps habitué à bénéficier d’un environnement politico-diplomatique favorable, se découvre confronté à un président qui ne lui ouvre ni les portes des palais africains ni celles de la mansuétude judiciaire, et qui assiste avec inquiétude à l’essor d’un empire médiatique idéologisé. De l’autre, un chef de l’État qui voit dans cet empire la combinaison explosive d’un ressentiment personnel, d’un projet civilisationnel concurrent et d’un pouvoir d’influence massif sur l’opinion, et qui attribue largement à ce complexe médiatique la responsabilité de sa propre chute politique.
Sur le plan strictement académique, il convient de rappeler trois choses. Premièrement, la remise en cause du plaider coupable dans l’affaire togolaise est, dans sa forme, une décision judiciaire motivée par la gravité des faits et l’exigence de débat public, prise par une formation de jugement indépendante. Deuxièmement, aucun élément ne permet d’affirmer qu’Emmanuel Macron a donné instruction aux magistrats, ni qu’il a directement dicté la position de l’Arcom dans ses décisions. Troisièmement, le rapprochement entre ces décisions et la trajectoire politique de la relation Bolloré–Macron relève d’une interprétation contextualisée : il s’appuie sur la conjugaison d’un changement de doctrine africaine, de tensions économiques répétées, d’un affrontement médiatique d’une intensité inédite et d’une série de signaux – législatifs et régulatoires – visant à encadrer plus strictement des médias dont CNews est l’archétype.
Le sens de cette interprétation, que partagent de nombreux observateurs, est clair : sans être “aux ordres”, la justice pénale économique et la régulation audiovisuelle évoluent dans un environnement politique où il est devenu symboliquement important de montrer que certains acteurs – longtemps protégés – ne bénéficient plus d’aucun traitement de faveur.
Pour un homme comme Bolloré, cet environnement a les traits d’un pouvoir qui lui est personnellement hostile. Pour Macron, il s’agit au contraire de rappeler la puissance autonome de l’État face à un capitalisme médiatico-financier qu’il juge politiquement dangereux.
Entre ces deux lectures, se dessine, à l’orée de la présidentielle de 2027, non pas seulement une divergence de vues, mais une forme de lutte de gladiateurs : chacun perçoit, dans la victoire ou la défaite de l’autre, une condition de sa propre survie symbolique.
C’est cette dimension de duel à mort politique qui donne à l’écart idéologique abyssal entre Macron et Bolloré sa charge explosive et son importance dans la compréhension de la séquence actuelle.
© Richard Abitbol
