Dans un livre publié en France en 2019, l’universitaire américain Graham T. Allison analysait ce qu’il a appelé « le piège de Thucydide » : lorsque deux puissances, l’une dominante, l’autre montante, se font face, le risque est grand que ça se termine par une guerre. C’est exactement ce qui s’était passé entre Sparte, la puissance dominante, et Athènes, la puissance montante, il y a presque 2 500 ans : la guerre. « La cause véritable, mais non avouée, en fut, à mon avis – écrivait en effet Thucydide –, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerre. » (1) Le piège s’était refermé sur les deux principales cités grecques, les entraînant dans une épuisante et suicidaire guerre de presque 30 ans, de – 431 à – 404. Allison se sert de ce précédent historique (et de quinze autres similaires qu’il décortique dans son livre) pour décrire l’inquiétante rivalité entre les États-Unis, puissance dominante, et la Chine, puissance montante.
Même si comparaison ne vaut certes pas raison, le récit de la guerre du Péloponnèse recèle un autre enseignement pour les temps présents, qu’on pourrait appeler « le deuxième piège de Thucydide » : le piège de la passion égalitaire. C’est en effet – à notre avis cette fois-ci – la passion égalitaire qui a mené Athènes à la défaite et à la reddition. Définitivement battus en – 404, les Athéniens ont alors été contraints de détruire eux-mêmes, au son humiliant de la flûte, les « longs murs » qui protégeaient leur ville et son port du Pirée, et Sparte leur imposa un régime tyrannique : piteuse fin de la fameuse démocratie athénienne, même si, quelques années plus tard, elle s’est rétablie, mais faiblement, avant de succomber à nouveau et définitivement devant Philippe de Macédoine, l’envahisseur du Nord et père d’Alexandre, et enfin d’être vassalisé par Rome.
Pour réfléchir et pour le plaisir, descendons en rappel dans les profondeurs de cette Athènes du Ve siècle avant J.-C., cette Athènes dont Périclès définissait ainsi le régime dans son éloge funèbre des premiers morts de la guerre du Péloponnèse : « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins. (…) Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. » Après ces paroles, Périclès mourut quelque temps plus tard, victime de la stratégie – celle de la terre brûlée – qu’il avait lui-même préconisée. L’armée de Sparte étant imbattable sur terre, il avait ordonné à tous les habitants de l’Attique d’abandonner la campagne et de se réfugier derrière les murs de la ville, laissant l’armée spartiate errer dans une province déserte. Une foule immense s’entassa dans Athènes, et ce qui devait arriver arriva : une épidémie, qui finit par emporter Périclès lui-même.
Le régime démocratique vanté par Périclès recèle aussi en son sein, malheureusement, le germe qui pourrait lui être fatal : la passion égalitaire, tout comme cette stratégie de la terre brûlée fut fatale à son prescripteur. Quinze ans plus tard en effet, la guerre durait toujours et la démocratie était toujours aussi vivace à Athènes. Or il y avait là une tête qui dépassait : celle d’Alcibiade. Le piège de la passion égalitaire s’est alors inexorablement refermé sur lui, et sur Athènes, car la privant du même coup du seul commandant en chef de talent dont elle disposait. Précisons que cette interprétation de la défaite d’Athènes n’est pas celle de la doxa contemporaine, puisque celle-ci est, encore aujourd’hui, dominée, pour ne pas dire rongée et dévorée, par cette même passion égalitaire qui prévalait dans l’Athènes du Ve siècle avant notre ère. Pour cette persistante doxa, c’est au contraire l’ambition dévorante d’un seul homme, Alcibiade, puis sa trahison, qui provoqua la chute d’Athènes. Voir par exemple la biographie d’Alcibiade de la toujours aussi incontestée Jacqueline de Romilly.
Orphelin, Alcibiade était le fils adoptif de Périclès. Il était brillant, au point que Socrate s’était entiché de lui, encore adolescent. Trop brillant : rapidement, on le soupçonna d’impiété. Il était riche. Trop riche : ça faisait des jaloux. Il fallait qu’il se justifie. Ce qu’il fit dans un discours au peuple assemblé que retranscrit Thucydide. C’est un peu long mais ça vaut le coup d’œil : « Tout ce qui fait clabauder contre moi est justement ce qui fait la réputation de mes ancêtres et la mienne et l’avantage de ma patrie, plaida-t-il. En effet, si les Grecs ont exagéré la puissance d’Athènes, c’est qu’ils ont été éblouis par le faste de ma participation aux fêtes d’Olympie. Eux, qui s’attendaient à voir cette puissance abattue par la guerre, m’ont vu mettre en ligne sept chars. Jamais aucun particulier n’en avait fait autant. (…) À l’intérieur de la cité, je me suis rendu illustre par mes Chorégies et par d’autres manifestations qui, tout naturellement, inspirèrent de l’envie à mes concitoyens, mais qui sont un signe de puissance aux yeux des étrangers. Si bien que cette folie dont on m’accuse n’est pas sans utilité, puisqu’elle sert aussi bien les intérêts de la ville que les miens. »
Quand Alcibiade prononce ces paroles pour se défendre de ne poursuivre que son propre intérêt dans l’expédition dont il va être question, la guerre dure donc depuis une quinzaine d’années, avec des hauts et des bas, et même des trêves. Alcibiade, qui n’était qu’un enfant quand elle avait éclaté, propose alors aux Athéniens de porter à Sparte un coup audacieux mais qui pourrait être décisif : l’invasion de la Sicile. Celle-ci est en effet le grenier à blé de Sparte. Plus de blé, plus de puissance : tel est le plan. Mais pour le réaliser, il faut monter une expédition maritime considérable. Alcibiade emporte le morceau, à condition, précise l’assemblée, qu’il partage le commandement de cette armada avec un certain Nicias, qui était réticent mais qui bénéficie de l’expérience, et un troisième commandant, sans doute pour départager les deux autres en cas de conflit.
Bientôt, tout fut prêt. Du jamais vu. L’équivalent, pour l’époque, de la flotte du débarquement allié : « au total cent-trente-quatre trières et deux pentécontères de Rhodes ; les Athéniens avaient fourni cent trières, dont soixante croiseurs ; les autres servaient au transport des soldats. » Mais voilà que juste avant le départ quelque chose de gravissime pour l’époque se produisit : « la plupart des Hermès de pierre qui se trouvaient à Athènes furent mutilés au visage. Ce sont des figures quadrangulaires que, suivant l’usage, on place en grand nombre dans les vestibules des maisons particulières et devant les temples. Nul ne connaissait les auteurs de ce méfait. L’État promit une forte somme d’argent à qui les découvrirait (…). L’affaire eut une répercussion considérable ; on croyait y voir un présage pour l’expédition et on l’attribuait à une conjuration révolutionnaire pour bouleverser l’État, pour abolir le gouvernement démocratique. »
Il y avait un coupable idéal : l’insolent, l’impie, le trop riche Alcibiade qui ne croyait que modérément en la démocratie et qui pourtant s’était vu attribuer le co-commandement de la plus grande expédition maritime de l’époque, et tout cela pour, sans doute, augmenter encore sa propre fortune davantage que pour défendre les intérêts de la cité. Les « clabaudeurs » qu’il évoquait dans sa défense parvinrent à rendre crédible leur accusation, moyennant d’ailleurs quelques témoignages sinon faux, du moins douteux. Alcibiade protesta de son innocence, mais le mal était fait, la tache était indélébile. L’assemblée décida cependant de le laisser conduire l’expédition : elle ferait son procès à son retour. Le départ a donc lieu, malgré le scandale.
Voici donc l’armada athénienne devant Syracuse qui organise un blocus et prépare l’assaut. Pendant ce temps, à Athènes, les clabaudeurs égalitaires clabaudent tant et si bien qu’ils finissent par obtenir de l’assemblée qu’Alcibiade soit jugé sans plus tarder, contrairement à ce qui avait été convenu. On envoie donc en Sicile un navire rapide avec ordre de le ramener à Athènes, de force si nécessaire. Alcibiade ne refuse pas d’obtempérer, lui. Mais, à la première escale, il prend la poudre d’escampette, devinant le sort qui lui serait réservé à l’issue du procès : une condamnation à mort immédiatement suivie d’une exécution (sans doute provisoire !). Il est vrai qu’en fuite, il se met aussitôt au service de Sparte, le patriotisme étant une notion encore assez floue à l’époque.
Devant Syracuse, les deux commandants en chef qui restent à la tête des cent navires athéniens, privés de l’esprit de décision d’Alcibiade, hésitent, tergiversent, et quand ils attaquent, c’est trop tard : c’est un désastre. La flotte est anéantie, les 40 000 soldats sont tués ou réduits en esclavage. Athènes va-t-elle se relever ? Oui, mais mal. Quelques années encore de mauvaises décisions, et c’en sera fini de la démocratie athénienne.
Bon, mais : et Netanyahu dans tout ça ?
Poursuivi par la justice de son pays depuis plusieurs années, Netanyahu n’a cependant pas pris la poudre d’escampette comme Alcibiade. Après avoir remporté sept guerres, dont une expédition aérienne audacieuse contre l’Iran, et même s’il en a perdu médiatiquement une, celle de Gaza, la plus longue et la plus périlleuse, il est de nouveau tenu d’assister, trois fois par semaine, à son procès au tribunal du district de Tel Aviv. Au plus fort de la guerre de Gaza, ce n’est qu’à contre-cœur que les juges avaient consenti à desserrer l’étau judiciaire qui contraignait le Premier ministre et chef du cabinet de guerre à se rendre au tribunal plusieurs fois par semaine pour répondre aux questions des juges. Les chefs d’accusation, étiquetés 1000, 2000 et 4000, sont soit frivoles, soit absurdes, surtout au regard de ce qui menace Israël. On lui reproche par exemple d’avoir tenté – tenté, pas réussi – de conclure un accord avec le premier quotidien du pays, Yediot Aharonot : une couverture favorable en échange de bâtons administratifs dans les roues d’un gratuit concurrent. Accord qui, en tout état de cause, n’a jamais vu le jour. L’autre accord illicite de presse que la justice israélienne lui reproche – couverture favorable d’un site contre avantages réglementaires pour le propriétaire, Netanyahu y aurait, paraît-il, songé… Ne parlons pas des cigares et du champagne que Donald Trump, qui s’y connaît en poursuites judiciaires bidon, a moqués devant la Knesset dans une « intolérable » immixtion dans les affaires intérieures d’Israël.
Tous les corps des otages morts ne sont pas encore rendus par le Hamas, mais les séances, elles, ont donc repris, et même de plus belle. Toute ressemblance avec une situation historique d’antan n’est évidemment pas fortuite. La société israélienne, si fière d’être la seule démocratie de la région, risque en effet de voir se refermer sur elle le deuxième piège de Thucydide : celui de la passion égalitaire.
Or ce deuxième « piège de Thucydide » peut être mortel. Laissons le spécialiste ès démocratie Alexis de Tocqueville conclure : « Les peuples démocratiques veulent l’égalité dans la liberté, avait-il noté ; et s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans la servitude. » Ajoutons, avec un point d’interrogation atterré : l’égalité à tout prix, même à celui de la défaite ?
- Toutes les citations, sauf la dernière, sont issues de « La guerre du Péloponnèse » de Thucydide. Trad. Jean Voilquin.
© Julien Brünn
Journaliste. Ancien correspondant de TF1 en Israël
Dernier ouvrage paru :
L’origine démocratique des génocides. Peuples génocidaires, élites suicidaires. L’harmattan. 2024
