Tribune Juive

Soviétisme et CIA : comparer l’incomparable, nier l’histoire – Nicolas Carras

Il n’y a pas de limites à la cruauté. Tout peut arriver, et tout arrive.

Dès qu’on évoque les crimes du soviétisme ou le rôle du KGB, certains agitent mécaniquement les crimes de la CIA ou de l’Amérique, comme si l’on parlait de phénomènes équivalents. C’est une confusion profonde. Oui, la CIA a commis des actions condamnables ; mais nous ne sommes pas dans les mêmes logiques historiques, ni dans les mêmes dimensions quantitatives. L’appareil soviétique – de la Tcheka au KGB – a déporté près de 25 millions de personnes et causé, dans l’ensemble du régime, la mort directe ou indirecte d’au moins 20 à 25 millions d’êtres humains, avec des estimations allant jusqu’à 30 millions. Et si l’on ajoute tous ceux qui n’en sont pas morts mais ont été broyés par le communisme – famines organisées, travail forcé, déportations ethniques, terreur policière, purges sociales – on parle de dizaines de millions de vies détruites, et d’au moins un milliard de personnes ayant été affectées par idéologie soutenue par le soviétisme. Comparer cela à la CIA revient donc à affirmer, implicitement, soit que le soviétisme « n’a finalement pas été si atroce » que ce que les historiens ont établi, soit que les États-Unis seraient un régime totalitaire comparable à l’URSS. Les deux idées sont évidemment absurdes. Mettre ces réalités sur un même plan, c’est simplement refuser de regarder l’histoire

On finit par ne plus savoir ce qu’est un régime totalitaire, ce qu’est une démocratie, ce qu’est une république constitutionnelle, ce qu’est un pays libre ou un pays non libre. À force de tout mélanger, de tout mettre sur le même plan, les repères fondamentaux se dissolvent. Et cette confusion n’est pas sans conséquence : la jeunesse en est directement affectée. Elle grandit dans un paysage brouillé où les mots ne veulent plus rien dire, où la critique perd sa hiérarchie, où l’on ne distingue plus l’imparfait du monstrueux. Pourtant, il existe une différence abyssale entre les fautes, les dérives, les abus d’une démocratie occidentale — qui possède des contre-pouvoirs, une presse libre, un système judiciaire, une société civile — et l’appareil totalitaire soviétique, qui a construit méthodiquement un système de déportation, de torture, de terreur et d’anéantissement humain. Mais une partie du discours public actuel travaille précisément à brouiller cette distinction. On met sur un même plan les répressions massives d’un régime criminel et les dérives autoritaires d’un gouvernement élu ; on relativise tout ; on égalise tout ; on nivelle la réalité dans une sorte de brouillard idéologique où les mots “dictature”, “violence d’État”, “oppression”, “liberté” ne renvoient plus à rien de concret. Et pourtant : en Occident, toutes les violences, absolument toutes, ont été étudiées, documentées, disséquées dans des centaines de milliers d’articles universitaires, de livres, de films, de documentaires. Rien n’a été caché. Rien n’a été interdit. Rien n’a été rendu sacré. Alors que les crimes du soviétisme, eux, ont été effacés, falsifiés, niés, minimisés, ensevelis sous des décennies de mensonges d’État. Ne pas voir cette différence, c’est perdre toute boussole morale.

Il est parfaitement possible — et même nécessaire — de mettre en avant les crimes du soviétisme tout en reconnaissant les fautes, les abus ou les violences commises par les démocraties occidentales. Personne ne dit que l’Occident est parfait, qu’il est pur, qu’il est innocent. Les coups tordus, les opérations clandestines, les guerres sales, les manipulations politiques : tout cela existe, a existé, et doit être connu, critiqué, étudié. Mais reconnaître ces fautes n’implique en aucun cas d’effacer la différence de nature entre un régime totalitaire et un régime démocratique. On peut condamner les mensonges de la CIA sans mettre sur le même plan les millions de morts causés par le NKVD, le Goulag, les déportations ethniques ou les famines organisées. La nuance n’est pas une concession : c’est une exigence intellectuelle. On peut regarder l’histoire en face, avec ses ombres et ses horreurs, sans sombrer dans la confusion volontaire qui prétend qu’il n’existerait aucune différence morale entre une démocratie imparfaite et une machine d’État construite pour broyer des êtres humains. Critiquer l’Occident est possible — et même salutaire — tant qu’on ne perd pas de vue qu’il existe, entre lui et le totalitarisme soviétique, un abîme qui ne peut être ni nié, ni relativisé, ni effacé.

Mettre une démocratie imparfaite sur le même plan critique qu’une dictature ou qu’un régime totalitaire n’est pas seulement une erreur intellectuelle : c’est une stratégie profondément contre-productive. Cela démoralise, cela désespère, cela installe l’idée toxique que “tout se vaut”, que “c’est partout pareil”, que “de toute façon on ne peut rien faire”. Ce fatalisme est exactement ce que recherchent certains propagandistes, qui savent très bien qu’une société déprimée, cynique et convaincue de sa propre pourriture devient plus facile à affaiblir et à manipuler. Confondre les degrés de liberté, les degrés de violence d’État et les degrés de responsabilité politique revient à scier la branche sur laquelle reposent nos propres institutions. Non, ce n’est pas « partout pareil ». Non, une démocratie fatiguée, corrompue ou maladroite n’est pas l’équivalent d’un État policier qui emprisonne, torture et massacre des millions de ses propres citoyens. Entre l’imperfection réformable d’un pays libre et l’écrasement systématique d’une dictature, il y a une différence de nature, pas de degré. Refuser cette distinction, c’est céder à la propagande et renoncer à ce qui peut encore être défendu, protégé et amélioré.

KGB vs CIA

KGB : durée, morts, déportés, torturés (estimation globale)

74 ans de terreur d’État organisée.

Sur environ soixante-quatorze ans, cet appareil a structuré une politique de terreur d’État continue. Il n’est pas une exception tardive : il est l’aboutissement d’une chaîne ininterrompue de répression, la dernière forme bureaucratique d’un système qui a broyé des populations entières pendant près d’un siècle.

Morts imputables aux services secrets soviétiques / Morts dans les camps : Contrôle du NKVD/KGB : Taux de mortalité très variable selon les années : entre 5 % et 25 % selon famines, froids, travaux forcés. Les estimations convergent vers :

1.5 à 4 millions de morts dans les camps.

Exécutions politiques (hors camps) / Grandes purges 1937–38 : ≈ 700 000 exécutions officiellement. Sur toute la période soviétique : ≈ 1 million d’exécutions politiques (minimum).

Déportations ethniques / Taux de mortalité lors des déportations massives : 15 à 30 % : ≈ 1.5 million de morts.

Famine d’État organisée (Holodomor 1932–33), directement orchestrée et administrée par le NKVD : 4 à 7 millions de morts (selon les écoles historiques).

Total morts imputables à l’appareil politico-répressif, entre 8 et 12 millions de morts minimum. Les estimations hautes montent parfois à 15 à 20 millions, mais on reste sur la fourchette prudente utilisée par les historiens sérieux.

Torturés

Il n’existe pas de chiffre exact (évidemment), mais les éléments suivants sont certains : Sous Staline, la quasi-totalité des prisonniers politiques ont subi des tortures systématiques. Selon les archives du NKVD (déclassifiées dans les années 1990), plus de 1,3 million de personnes ont été “interrogées sous pression” rien que pour 1937–38, ce qui signifie : torture. En extrapolant raisonnablement : Plusieurs millions de torturés au total entre 1917 et 1953. Le KGB post-stalinien continue d’utiliser la torture, mais de manière moins massive.

Résumé global

Sur environ 74 ans, les organes de sécurité soviétiques (Tcheka → KGB) ont déporté ~25 millions de personnes, causé la mort directe ou indirecte de 8 à 12 millions de victimes, et torturé plusieurs millions d’autres.

— Quel rapport avec ce qu’a pu faire la CIA et des gouvernements américains?

La CIA : crimes réels, parfois graves — mais sans commune mesure

Il faut être clair, sans complaisance : oui, la CIA a organisé ou soutenu des coups d’États, a mené des opérations clandestines parfois sordides, a utilisé la torture (notamment après 2001), a soutenu des régimes autoritaires, a été impliquée dans des guerres sales. Mais même les historiens les plus anti-américains ne s’approchent pas à 1 % de l’échelle soviétique.

Voilà pourquoi : La CIA n’a jamais déporté des millions d’Américains dans des camps. Le Goulag était un système concentrationnaire intérieur, avec des millions de détenus. La CIA n’a rien d’équivalent, ni de proche, ni même d’imaginable. La CIA n’a jamais exterminé sa propre population. Les États-Unis n’ont pas massacré 7 millions d’Américains par famine organisée. L’URSS l’a fait. La CIA n’a jamais tué 1 à 2 millions de personnes dans ses prisons. Le Goulag, si. La CIA ne contrôlait pas entièrement la société américaine. Le KGB (et ses prédécesseurs) : contrôlaient les médias, infiltraient les écoles, dirigeaient la culture, surveillaient les conversations privées, arrêtaient les opposants, torturaient dans les sous-sols des Lubianka.

Aucun équivalent en Occident !

La CIA n’a jamais tué 10 millions de personnes. Même les critiques les plus féroces (type Chomsky ou Blum) avancent quelques centaines de milliers de morts indirects à travers des conflits où la CIA était partie prenante, mais ça reste 100 fois en dessous des crimes soviétiques.

La CIA n’est pas l’appareil d’un régime totalitaire. Elle opère dans : un pays avec élections, une presse libre, des oppositions, une justice, un Congrès, des fuites régulières, des enquêtes parlementaires.

L’équivalent soviétique serait de dire qu’un prisonnier du Goulag peut publier une tribune contre le NKVD dans un journal indépendant.

Absurde.

L’erreur rhétorique

Établir un faux équilibre moral : « Les Américains ont fait des choses horribles, les Soviétiques aussi, donc c’est pareil ».

Non !

Historiquement, moralement et quantitativement, ce n’est pas pareil. Pas même du même ordre de grandeur.

C’est comme dire :

« Il y a eu des morts dans des accidents de voiture en France, et des millions dans le génocide cambodgien, donc les deux se valent ».

Ou : « Le capitalisme tue des millions de personnes à cause de la cigarette , donc rien à envier au régime totalitaire soviétique ».

Un communiste m’a dit ça un jour…

Cette phrase illustre parfaitement l’absurdité de la comparaison facile entre deux réalités radicalement différentes, où l’on mélange causalités, intentions et mécanismes de pouvoir sans aucun discernement.

Il y a une manipulation intellectuelle classique : mettre sur le même plan l’incomparable pour relativiser les crimes d’un régime totalitaire.

Conclusion

Le KGB est l’un des pires appareils de terreur de toute l’histoire moderne. La CIA a un historique sombre et contestable, mais n’a jamais approché, ni de loin, la criminalité de masse de l’État soviétique. Comparer les deux n’est pas seulement faux : c’est une manière détournée de blanchir le totalitarisme.

© Nicolas Carras

Nicolas Carras est Créateur (vidéo – son – photo), artiste, poète

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