
Pour un observateur étranger, c’est-à-dire ne vivant pas en Israël et donc, percevant mal les subtilités existentielles de ce pays ô combien particulier, pour ne pas dire, iconoclaste, permettre à une partie de la population de ne pas accomplir ce que beaucoup dans toutes les nations du monde, appellent son devoir patriotique, est jugé injuste et donc déconcertant.
D’autant plus qu’Israël, depuis sa création en 1948, est constamment visé, par ses voisins d’abord, puis par des pays plus lointains et enfin, par des hordes qui grossissent chaque jour plus, surtout en Occident. Bref, pour être concret et pragmatique, est voué pour beaucoup à disparaître et plus prosaïquement, à être purement et simplement exterminé !
Dès sa création, l’Etat a ainsi été contraint d’instaurer le service militaire obligatoire pour tous les hommes et femmes juives. Or, après l’horreur inouïe de l’Holocauste, le judaïsme est fragilisé : 6 millions d’exterminés ont ruiné la foi des survivants ashkénazes, beaucoup d’entre eux en effet reprochant amèrement à Dieu sa passivité, son indifférence et finissant par se dire, dans une logique qu’on peut qualifier alors d’instinctive, que les Juifs ne sont pas finalement le peuple élu et partant, que Dieu n’a plus sa raison d’être. Ce sentiment est aggravé par le fait que certains de ces survivants désirant retourner dans leur domicile d’avant-guerre sont confrontés à l’animosité et même à l’agressivité des autochtones, comme en Pologne notamment. On a tous en tête le pogrom de Kielce qui s’est produit le 4 juillet 1946.
Israël devient alors le seul lieu où vivre. Mais Israël ne peut se passer du judaïsme, à savoir, de la spiritualité qui lui est propre. Israël sans le judaïsme, c’est une fleur dans le désert qu’on n’arrose pas et qui très vite, va s’assécher et donc mourir. Alors en 1948, David Ben-Gourion concède aux partis religieux ultra-orthodoxes, c’est-à-dire aux haredim, une exemption de l’armée pour environ 400 étudiants de yeshivot ayant survécu à la Shoah et qui étaient considérés comme l’élite spirituelle future du monde juif religieux : Torato Umanuto (la Torah est son métier). Il s’agit de revivifier le judaïsme, de renouer avec le bouillonnement du judaïsme des siècles passés.
Jusque la fin des années 80, cette exemption rencontrait un consensus quasi-total : ce sont les survivants de la Shoah, l’élite spirituelle qui doit rebâtir le monde thoranique détruit en Europe.
Seulement voilà, cette exemption a commencé à craquer et susciter quelques critiques dans les cercles laïcs de gauche à partir des années 1990, et le sujet a commencé à monter dans le débat public. A partir de 2010, beaucoup à gauche pensaient qu’il était tout à fait anormal que les étudiants des yeshivas eux, soient bien à l’abri occupés à leurs études, en d’autres termes, bien « planqués » pendant que tous les jeunes Israéliens font l’armée, en termes concrets, vont « se faire trouer la peau ». Le sujet devient alors l’un des principaux points de division au sein de la société israélienne, tandis que des médias de droite commencent à pointer le doigt sur un aspect ignoré : les jeunes des familles de gauche qui eux aussi évitent l’armée.
Mais ce qui les mettent encore plus en colère, c’est qu’une toute petite minorité d’entre les haredim, environ 20% qui ne reconnaissent pas du tout l’Etat d’Israël tant que la venue du Messie ne s’est pas produite, refusent donc de servir l’armée et ne reconnaissent pas le gouvernement et les institutions publiques sont amalgamés par la gauche aux 80% de pragmatiques de Degel HaTorah (Lituaniens), du Shas (séfarades) du Hassidout Gour, Vizhnitz, Belz, etc.
Bref, pour beaucoup d’Israéliens (65 à 70 %), y compris 80 à 90% des sionistes religieux, les Haredim vivent en parasites.
Et ce n’est pas tout. Des médias de gauche ou d’extrême gauche comme Haaretz et le New York Times se focalisent sur les aspects négatifs des Haredim. « Les Haredim vivent dans des zones quasi fermées, car ils n’aiment pas qu’on les traverse » et « encore moins les fréquentent », ils pratiquent « des coutumes très strictes » considérant leurs femmes un peu « comme des bêtes de somme » ! Les médias, dans une démarche de simplification à outrance, les présentent comme « des gens vivant en marge », qui « logiquement ne se mélangent pas » et qui plus est, « regardent souvent les autres avec une vraie condescendance ». Bref, ils sont décrits comme « un Etat dans l’Etat ».
Tuvia Tenenbom, auteur à succès, ex-haredi élevé à Bnei Brak, et qui a passé plus d’un an à Mea Shearim (Jérusalem) et Bnei Brak, vivant avec des familles, priant et discutant en yiddish, dépeint une tout autre réalité dans son livre Careful, Beauties Ahead! My Year with the Ultra-Orthodox (2023, best-seller en Israël et Allemagne). Il décrit les haredim comme accueillants, humains et joyeux, loin des caricatures. Il décrit un amour familial intense (« Je n’ai jamais vu autant d’amour qu’à Mea Shearim »), une communauté solidaire, et des gens curieux du monde extérieur.
Tenenbom se rit également des mythes :
« On m’a dit qu’ils me lapideraient ; au contraire, ils m’ont invité chez eux, » et critique les médias pour avoir « trahi » les haredim en les dépeignant comme des fanatiques, et insiste : « Les haredim sont comme tout le monde – avec des défauts, mais profonds et attachants. »
Il a résulté de ce véritable choc intra-israélien, une évolution chaotique de l’exemption avec plusieurs phases.
- De 1950 à 1970, toutes les tentatives de réforme pour recruter certains Haredim ont échoué.
- De 1980 à 1990, l’Etat met en place des « frameworks » c’est-à-dire des cadres institutionnels et politiques qui gèrent les relations particulières avec les Haredim : ainsi, quelques milliers d’entre eux peuvent servir dans des unités spéciales ou civiles, mais la mesure reste marginale.
- En 2002, la Knesset vote une loi pour évidemment rendre la conscription obligatoire pour les Haredim de 18 ans qu’elle assortit de sanctions en cas de refus. Celui-ci est pourtant toujours massif.
- En 2014, un accord politique prévoit un quota progressif, mais là encore, le refus est massif.
- De 2021 à 2025, on assiste à une pression de la Cour suprême qui décide en 2024 que l’exemption générale est illégale, et qui oblige l’Etat à définir des quotas et des sanctions claires. Le Haredi doit avoir passé deux ans dans une yeshiva entre 14 ans et 18 ans.
- On en est là aujourd’hui : à la Knesset, les débats sont houleux sur le sujet, le refus demeure, et seuls entre 5% et 10% des Haredim convoqués répondent à l’appel.
En fait, l’Israélien lambda a l’impression que les Haredim ne servent pas l’intérêt général de la nation en la nourrissant de la spiritualité juive, mais servent tout simplement, et bien égoïstement, leurs seuls intérêts.
Ceci étant, face à l’effritement du judaïsme et à la laïcisation importante de la population ashkénaze séculière, on doit reconnaître objectivement que la présence des Haredim, par le développement de leur population dû à la fécondité de leurs épouses, constitue un vrai rempart, un moyen incontestable de préservation du pays. Enfin, il n’est sans doute pas exact d’affirmer péremptoirement que l’étude de la Torah n’a plus de raison d’être parce qu’avec le temps, elle aurait désormais révélé tous ses artifices, qu’elle aurait été déchiffrée et n’aurait donc plus rien à révéler. Au contraire, ne dit-on pas que « La Torah est plus large que la mer », c’est-à-dire qu’elle est infinie. Face aux réalités nouvelles que sont la technologie, la bioéthique, l’économie, l’organisation sociale et l’histoire bien sûr qui poursuit son chemin et bouleverse souvent les habitudes, une adaptation s’impose. Et puis, et surtout, à l’évidence, étudier la Torah, c’est se joindre à Hashem et ainsi affirmer que la vie a un sens parce que c’est Lui le Créateur de la Vie.
C’est Le remercier d’avoir offert à Son peuple cette terre merveilleuse qui a pour nom Israël. Et je suis convaincu que si les Haredim et tous les autres Israéliens décidaient de faire chacun un pas vers l’autre, c’est fou comme Israël s’en sortirait renforcé, ce qui aujourd’hui, plus que jamais, est fondamental.
Je suis goy. Vive Israël !
© Philippe Arnon