Tribune Juive

Claude Lanzmann. Par Daniel Sarfati

De Claude Lanzmann, dont on célèbre le centenaire de la naissance le 27 novembre 1925, je conserve trois souvenirs. 

Je suis sorti plus tôt de la fac de Médecine, rue des St Pères. Je sèche les travaux dirigés de Physiologie Respiratoire. 

Je ne veux pas louper la séance de la première partie du film de Lanzmann, « Shoah », au cinéma « Les Trois Luxembourg », rue Monsieur le Prince. Nous sommes en 1985, le documentaire fleuve de 9 heures et demi, sur l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis, est diffusé pour la première fois en salle. 

Un public d’à peine une dizaine de spectateurs. 

Je n’ai pas vu les 4 heures passer. 

Je suis sonné. 

J’ai invité ma petite amie à dîner au « Dôme ».

Claude Lanzmann s’est assis à la table voisine, il dîne lui aussi avec une très jolie femme. 

Il porte un imperméable mastic à la Columbo et paraît de très mauvaise humeur. 

Je n’ose pas l’aborder et n’arrête pas de lancer des regards furtifs dans sa direction. 

Ma petite amie me reproche d’être distrait et de ne pas l’écouter. 

Lanzmann se lève brusquement et plante là, la femme avec laquelle il dînait. 

Ma petite amie fait pareil. Elle s’en va et me prévient qu’il est inutile que je la rappelle. 

Je suis dans l’avion qui me ramène de Pékin à Paris. Tout le monde dort autour de moi. 

Je lis les mémoires de Lanzmann, « Le Lièvre de Patagonie ».

Le commandant de bord nous informe que nous survolons le désert de Gobi. 

J’ai une pensée incongrue. 

Je me dis que je n’aimerais pas que l’avion s’écrase dans le désert de Gobi avant d’avoir fini le bouquin de Lanzmann. 

En 1953, Claude Lanzmann revient d’un séjour en Israël, pour un reportage pour le journal « Le Monde ». 

Il a rencontré Ben Gourion qui lui a dit :

« Alors, qu’attendez-vous ? Quand venez-vous ?

Nous avons besoin d’hommes comme vous ici. »

Il lui répond qu’il va y réfléchir. 

Il n’ose pas lui avouer qu’il ne cesse de recevoir des lettres d’amour de Simone de Beauvoir, qui le presse de rentrer à Pars. 

Avant de partir, il passe la fête de Simha Torah dans une yeshiva ultra-orthodoxe à Mea Shearim, où il assiste à une scène étrange: le lancer de harengs saurs. 

L’Admor, le grand maître vénéré, préside le repas au milieu de centaines d’étudiants. 

Après avoir grignoté un bout de hareng, l’Admor se met à lancer avec précision les autres harengs vers les assiettes de ceux qu’il a élus. 

Tous les étudiants se précipitent pour attraper un hareng. 

Une scène que Lanzmann trouve, au début, pittoresque, voire ridicule. 

Mais très vite, il comprend que :

« Ces mangeurs de harengs, ces intraitables étaient mon peuple, le peuple juif plus fort que mille morts, et je ne les renierais pas. 

J’aurais aimé que Sartre, mon ami, l’auteur des « Réflexions sur la question juive », fût auprès de moi, ce soir-là. Je lui raconterais ce que je venais de voir. »

À Paris, Sartre écoute avec attention le récit de Lanzmann. 

« Je démontrai à Sartre que les « Réflexions sur la question juive » étaient à revoir, à reprendre, à compléter, que les Juifs n’avaient pas attendu les antisémites pour exister, que j’avais rencontré là-bas tout un monde, une religion et des traditions séculaires, un peuple à sa façon sujet de l’Histoire, malgré pogroms, persécutions et holocauste. 

Je vérifiai comme jamais l’immense bonne foi intellectuelle de Sartre, son ouverture à autrui, sa capacité à se donner tort. 

Il me dit :

Oui, vous avez raison. Vous avez découvert la particularité juive. »

Un dernier souvenir. 

Je suis un jeune lycéen de Première. 

Je n’en reviens toujours pas que Sartre m’ait proposé de lui rendre visite après une lettre que j’avais adressée à Gallimard. 

Je suis assis, intimidé, dans un grand canapé en cuir de son appartement, au dixième étage d’un immeuble Boulevard Edgar Quinet. 

Il m’interroge avec sa voix métallique si caractéristique sur ma judéité. 

Mes réponses sont confuses. 

Il me demande :

« Êtes-vous déjà allé en Israël ? »

Non. Jamais encore. 

« Allez y vite. Vous comprendrez. »

J’ignorais alors l’influence qu’avait eue Lanzmann sur Sartre.

© Daniel Sarfati

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