
Les événements de ces derniers jours ont mis au jour une vérité que beaucoup s’obstinent à refuser, parfois par idéologie, parfois par confort : une partie identifiable de la gauche, en particulier universitaire et militante, s’est engagée dans une dérive qui porte toutes les caractéristiques d’un antisémitisme contemporain — déni compris.
Lorsque Julien Théry, professeur d’Histoire médiévale à l’université Lyon-2, explique dans un article récent que « l’antisémitisme de gauche n’existe pas », il ne livre pas une thèse : il présente un dogme. Un dogme commode, permettant de balayer d’un revers de main des faits désormais impossible à ignorer. Car après qu’il a récité ses certitudes, il s’est permis de diffuser des listes de noms, principalement des Juifs explicitement identifiés, qu’on classe, qu’on isole, qu’on juge « génocidaires » (rien que ça) — sous prétexte de positions supposées sur Israël. Peu importe que ces listes soient maquillées par l’ajout de quelques non-Juifs pour brouiller les pistes : la mécanique est là, nue, incontestable.
Ce qui pourrait apparaitre comme une simple outrance verbale — ces accusations de « génocide », de « famine organisée », d’« apartheid » jetées à la figure d’Israël sans la moindre rigueur — a muté. Nous ne sommes plus dans la rhétorique : nous sommes dans le ciblage identitaire. La grille d’analyse post-coloniale, devenue une véritable religion séculière, a produit ce que produisent toutes les idéologies closes : le passage des concepts aux personnes, puis des personnes aux suspects.
Les publications récentes l’ont montré avec une précision glaçante. Dans certains milieux universitaires, on ne débat plus, on épure. On ne discute plus d’un conflit, on traque les identités. On n’argumente plus, on désigne. On ne défend pas les Palestiniens : on réduit les Juifs à un problème politique, quelle que soit leur pensée, leur parcours, ou même leur position réelle sur Israël. Il ne manque plus que les dénonciations anonymes pour retrouver les effluves de 1942.
C’est un vieux scénario : l’antisionisme est devenu un siphon conceptuel où disparaît toute nuance, toute prudence méthodologique, toute humanité.
Le plus inquiétant n’est peut-être pas la dérive elle-même, mais son aveuglement volontaire. Quelle ironie amère : ceux qui passent leur temps à « déconstruire » les structures de domination sont incapables de voir les leurs. Ceux qui dénoncent la stigmatisation essentialisent à tour de bras. Ceux qui applaudissent la critique radicale se transforment en gardiens de la pureté idéologique. Et lorsqu’on leur met sous les yeux les preuves — listes, exclusions, assignations identitaires — ils répliquent que « cela n’a rien à voir avec l’antisémitisme ».
Là est la fracture : entre le réel et ceux qui refusent de le voir, entre la critique d’un gouvernement (mais pourquoi critiquer plus abondamment le gouvernement d’israël que celui du Nigeria, il faudra qu’on m’explique) et la vieille passion européenne pour la désignation du Juif comme figure de l’adversaire absolu.
Et si cela n’est pas déjà de l’antisémitisme, alors qu’est-ce donc ?
L’affaire Julien Théry aura eu un mérite : elle a tout mis sur la table. Ce qui était implicite est devenu explicite. Ce qui était suggéré est devenu revendiqué. Ce qui était nié est désormais sous nos yeux.
On peut continuer à parler de « discours post-colonial », de « solidarité internationale », de « décolonisation des savoirs ». Mais quand on en arrive à ficher des individus sur la base de leur nom, de leur origine, ou de leur rapport supposé à un pays, il faut appeler les choses par leur nom : ce n’est plus de la théorie. Ce n’est plus du militantisme.
C’est une vieille haine qui a trouvé un nouveau masque.
© Jean Mizrahi
