
Georges-Elia Sarfati publie « La grande désaffiliation, essai sur la crise de l’identité européenne » (2025)
Le philosophe et linguiste Georges-Elia Sarfati nous propose dans son dernier essai de réfléchir la crise de l’identité européenne à la lumière d’une désaffiliation progressive, crise qu’il éclaire également par le rapport que l’Europe entretient avec Israël depuis la guerre des Six Jours et la crise pétrolière, et dans une sorte d’abdication de sa mémoire au profit d’une table rase où d’autres cultures viennent occuper le vide désormais créé. Notre contributrice l’a lu.
Dévoiement de l’humanisme et renoncement à sa propre tradition
« La Krisis de Husserl[1] constitue sans doute l’une des premières critiques du scientisme comme lieu de dévoiement du projet civilisationnel d’un humanisme rationaliste ». Car, si « les sciences galiléennes ont permis des progrès considérables, elles ont aussi habitué l’humanité à développer un rapport au monde objectivant, chosifiant le monde mais aussi la vie et la manière de s’y rapporter » dit Georges-Elia Sarfati. Et ce n’est pas la construction de l’UE qui arrangera les choses puisqu’elle dépossède les États de leur souveraineté et identité, et leur substitue « une vision technocratique » ; comme si « l’édification d’une armature juridique et économique pouvait suffire à nourrir un projet collectif cohérent et homogène. »
Mais, selon l’auteur, la dérive du continent Europe va connaître une accélération à partir de 1967 et la guerre des Six Jours, et encore plus à partir du choc pétrolier de 1973 qui verra émerger « l’Eurabia ». Car, le prix du baril de pétrole dépendra à la fois du soutien ou non à Israël, et de mesures pour que la culture arabo-musulmane apparaisse comme constitutive de l’esprit européen. Ainsi, à l’abandon des racines gréco-latines, et pour un Bernanos, chrétiennes, succédera un révisionnisme culturel dont Georges-Elia Sarfati nous dresse l’inventaire en monnaie sonnante et trébuchante. Et les sommes allouées à ce projet de remplacement culturel donnent le vertige ! Par ailleurs, cette substitution civilisationnelle aura pour conséquence logique de favoriser la culture d’origine et de mettre à bas le principe d’intégration. L’auteur se réfère alors à Giuseppe Gagliano[2] qui n’hésitera pas à parler « d’Europe en offrande » et « d’abdication spirituelle. »
L’abandon du « rocher hébraïque » et ses conséquences
Israël apparaît donc doublement abandonné ; en tant qu’État mais aussi dans ses fondements anthropologiques. « Le refus de ce qu’Eliane Amado Levy-Valensi nomme « le rocher hébraïque » conditionne tous les mouvements radicaux qui prétendent émanciper l’humanité de ses chaînes : identité spécifique, universalisme différentialiste, autorité de la transmission, fidélité aux legs des Pères… et des mères » affirme Georges-Elia Sarfati. Et si la modernité consiste à permettre la critique de ce dont nous héritons, cela doit être en toute connaissance de cause ; à partir de l’archive et certainement pas de la table rase. Car que se passe-t-il dans ce cas ? « On y renoue, une fois de plus, avec le fantasme parricide, lequel, si l’on en croit ses promoteurs – et il faut les croire – abolit toutes les oppositions structurantes de l’ordre symbolique : la distinction féminin /masculin… jusqu’au principe même de la symbolisation. » Et l’on voit fleurir « la promotion des identités plurielles, nourrie du narcissisme des petites différences » qui « réunit ainsi toutes les conditions de la haine et du passage à l’acte, dès lors que la rivalité sans frein des égo rend suspect tout recours à la médiation symbolique. » Le vide existentiel qui caractérise désormais le mal être européen a profondément partie liée avec cette désymbolisation et se décline de trois façons : « Atomisation du corps social en individus de plus en plus isolés, souvent déracinés. Propagation d’une culture de masse dont les effets sur la subjectivité conduisent à une standardisation des imaginaires, allant de pair avec un recul de la référence livresque, qui a longtemps garanti la culture de l’intériorité. Et, finalement, crise de la représentation caractéristique du vide existentiel en question. » Georges-Elia Sarfati viseparticulièrement le wokisme qui « prolonge le déni des généalogies caractéristique des sociétés sans père, mais chapeautées par un tyran que tous les fils jalousent de détenir une prérogative absolue, pour essayer de défaire, une fois pour toutes l’intrigue générationnelle jusque dans le domaine des filiations intellectuelles. »
De l’antisionisme au palestinisme
Dans un second temps, mais dans la logique du premier, l’analyse porte sur un certain nombre d’idées simplistes qu’il s’agit de débouter. Ce que l’auteur appelle le palestinisme est « principalement destiné à l’opinion occidentale qui se veut progressiste, en faisant tacitement appel à ce que la mémoire collective de l’Europe comporte de plus répulsif : le racisme et le suprémacisme du Troisième Reich, l’impérialisme nord-américain pendant la guerre du Vietnam, le colonialisme français en Algérie, et la politique d’apartheid appliquée pendant le régime ségrégationniste d’Afrique du Sud. » Tous les ingrédients sont réunis pour être appliqués indistinctement à Israël.
Georges-Elia Sarfati va donc s’employer à les reprendre point par point. Il analyse le deux poids deux mesures appliqué à la question des réfugiés qui compte pour rien les réfugiés juifs qui ont dû quitter les pays arabo-musulmans et qui dépassent en nombre ceux que l’on appelle les réfugiés palestiniens. Il nous dit ensuite que « le véritable État palestinien avait été créé en 1922 (la future Jordanie) et que, par conséquent, la question palestinienne avait trouvé sa résolution plus d’un quart de siècle avant la création de l’État d’Israël ». Puis, il souligne que selon les principes du droit de la guerre, « Israël aurait été fondé à annexer l’ensemble des territoires conquis au cours de chacune des guerres d’agression subies, dont il est sorti victorieux. » Enfin, il rappelle que pour qu’il y ait colonisation il faut une position d’hégémonie et de souveraineté ailleurs, ce qu’à aucun moment ce pays n’a eue. C’est pourquoi définir le sionisme comme visant à l’institution d’un « État des juifs » en Palestine dénie l’antériorité du peuple juif en cette région et le souhait légitime de renouer avec une histoire interrompue.
Europe et sionisme
Ce retour en Orient d’un peuple qui en fut chassé va de pair avec l’autodétermination du juif par lui-même ; ce que Georges-Elia Sarfati appelle sa « désaliénation ». En effet, le juif fut toujours qualifié de l’extérieur de lui-même (voir La question juive de Sartre) Et c’est Jean-Marie Lustiger qui osera dire un jour : « Il nous faut de plus accepter aujourd’hui qu’Israël soit lui-même, que les juifs se définissent eux-mêmes et qu’ils se définissent comme ils l’entendent. » Et le « nettoyage de la situation verbale » selon Paul Valéry commence par la rectification d’un titre ; celui du livre de Théodore Herzl[3] communément traduit par « l’État juif » alors qu’il s’agit de « l’État des juifs ». La première formulation réduit Israël à une définition religieuse ; la seconde, fidèle à la conception contractuelle de la nation issue de la philosophie politique des Lumières est celle d’un projet national moderne, où, faut-il le rappeler, plus de 20%de la population n’est pas juive…
« Le sionisme affirme une dynamique de continuité avec le judaïsme historique, et cette continuité consiste dans l’actualisation de la promesse du Retour. » Mais, « cette continuité s’affirme aussi au prix d’une rupture, qui porte sur la révolution qu’introduit le sionisme par rapport à ce qu’on pourrait appeler le messianisme passif. » Et l’auteur de résumer : « Israël, c’est la mémoire de l’Orient, instruit de la mémoire de l’Europe, et rétabli en Orient. » Autre désaliénation, et pas des moindres quel’auteur nomme « le désenclavement théologique d’Israël » : « Au regard des deux monothéismes qu’Israël a engendrés et fécondés, le sionisme bat en brèche la compréhension exclusive du peuple d’Israël perçu comme « peuple du livre ». En devenant un État, Israël sort de sa condition « d’archive des nations » pour en devenir une à son tour et advenir à l’histoire.
Au terme d’un certain nombre de changements que nous ne pouvons tous évoquer ici, il reste pour Israël à s’extraire aussi d’un schéma idéologique assez récent ; celui qui voudrait en faire le défenseur du judéo-christianisme et, selon la formule de M. Onfray « le bateau amiral de l’Occident. » Georges-Elia Sarfatis’inscrit en faux et affirme : « Aussi longtemps que l’Europe persiste dans ses dérives, Israël ne saurait lui tenir lieu de substitut au Moyen-Orient ; tel n’est du reste pas son dessein. A l’inverse, l’affirmation d’Israël signe davantage sa sortie de l’Occident qu’une forme d’implantation de ce dernier entre le Nil et l’Euphrate. » Et d’éclairer ce qui les sépare : « la construction européenne, qui s’est détachée de ses fondements philosophiques, semble suivre une direction contraire : tandis que ses populations ont été éduquées à prendre en aversion l’idée de nation, Israël affirme sa singularité nationale, chèrement acquise sur l’hostilité des nations. » C’est pourquoi l’auteur conclut son ouvrage en opposant la « désaffiliation de l’Europe » à la « désaliénation d’Israël » bien plus qu’il ne les réunit dans un combat commun.La grande désaffiliation, essai sur la crise de l’identité européenne, Georges-Elia Sarfati, Éditions FYP 272 pages.
© Catherine Santeff
Notes
[1] La Krisis présente une série de textes écrits par Husserl en 1935, parus intégralement et de manière posthume en 1954
[2] Fondateur du Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis) à Côme (Italie). Le coran européen : l’Europe en offrande, chronique d’une abdication spirituelle
[3] Théodore Herzl (1860-1904), journaliste et avocat juif austro-hongrois, est considéré comme le père du sionisme politique moderne.
Source: Causeur
Europe et Israël: des destins divergents? https://t.co/UEJA606mOS
— cattan (@sarahcattan_) November 27, 2025