
Pour Anas-Emmanuel Faour, Léon Blum demeure une figure majeure de la République sociale dont l’héritage, de la justice à la liberté, contraste avec les hésitations et les renoncements d’aujourd’hui.
Léon Blum, dont le nom n’a toujours pas été inscrit au Panthéon, demeure l’objet d’une injustice persistante. Président du Conseil sous le Front populaire (1936-1938) puis chef du gouvernement provisoire (1946-1947), disparu à Jouy-en-Josas en 1950, il reste paradoxalement absent du sanctuaire républicain.
Les raisons de sa panthéonisation sont pourtant évidentes : il fit entrer des femmes au gouvernement avant même qu’elles n’aient le droit de vote, transforma la condition ouvrière par les congés payés et la semaine de quarante heures, et renforça l’école publique en prolongeant la scolarité obligatoire jusqu’à quatorze ans. Ces réalisations incarnent les fondements d’une République sociale, éclairée et humaine, où l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers.
Ce qui rend cette absence plus troublante encore, c’est que Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts dans le gouvernement Blum, a été panthéonisé en 2015 par le président François Hollande. Comment comprendre que Léon Blum, maître d’œuvre de cette vision républicaine, n’ait toujours pas été admis à reposer parmi les grands serviteurs de la Nation ?
Rappelons que Jean Jaurès, grande conscience de la gauche française, fut panthéonisé en 1924 par un gouvernement soutenu par la SFIO que Léon Blum dirigeait avec courage et intelligence.
Hélas, dans un contexte de résurgence violente de l’antisémitisme depuis les attentats du 7 octobre 2023, certains se réclament encore de Jaurès tout en marginalisant Blum, prétextant de prétendues divergences idéologiques, notamment à propos de sa politique de non-intervention en Espagne. Paradoxe révélateur : ces mêmes voix qui lui reprochent sa prudence d’hier sont aujourd’hui celles qui prônent un dialogue inconditionnel avec Vladimir Poutine, au nom d’une paix « à tout prix », fût-ce au détriment du droit, de la justice et de la souveraineté des peuples.
Ils oublient que Jaurès et Blum, grandes figures de la gauche, ont suivi des voies différentes face aux drames de l’Histoire. Jaurès, pacifiste, s’opposa à la guerre de 1914, prônant la négociation et le désarmement, tandis que Blum, fidèle à l’idéal républicain, soutint l’Union sacrée, convaincu que la paix ne pouvait se fonder sur la reddition morale ni sur les exigences de l’agresseur qui était, à l’époque, Guillaume II, empereur d’Allemagne, proclamait alors vouloir être « le seul maître dans la maison », révélant des ambitions impérialistes qui menaçaient à la fois les peuples et les fondements de la démocratie.
Le choix de Jaurès rappelle celui de Lénine, qui signa, sous le slogan « Brest ou la Révolution », le traité de Brest-Litovsk pour préserver le nouveau-né qu’était l’Union soviétique, cédant des territoires russes à l’Allemagne impériale. Cette paix séparée visait à concentrer l’effort bolchevique sur la guerre civile afin d’imposer le système totalitaire soviétique.
Ce précédent met en lumière la lucidité du choix de Blum en 1914, tragique mais nécessaire face à un adversaire déterminé à dominer. Vingt ans plus tard, à Munich, il privilégia encore la diplomatie face à Hitler, mais la paix offerte ne désarma ni le dictateur ni sa haine, qu’il prit pour une faiblesse. Avec le recul, ce choix révèle une clairvoyance fidèle à un principe républicain essentiel : la paix ne se fonde ni sur le silence ni sur l’injustice. Les pacifistes indulgents envers Poutine devraient s’interroger : Léon Blum aurait-il vraiment engagé une France divisée dans la guerre d’Espagne, au risque de l’isoler de ses alliés?
S’il est question de l’affaire Dreyfus, rappelons que Léon Blum, alors jeune conseiller d’État d’une vingtaine d’années, fit discrètement parvenir aux défenseurs dreyfusards, dont Émile Zola, des conseils juridiques d’une grande finesse, agissant comme un soldat anonyme de la vérité et du droit. Un rôle qui fait écho à celui de Jaurès, jeune normalien passé du droit à la gauche, faisant de la justice une vocation politique. Tous deux, unis par le même idéal, devinrent amis, liés par leur fidélité à la République, au savoir et à l’honneur.
Jaurès donna sa vie pour ses idées, mais Blum, lui aussi, frôla le martyre. Rescapé de deux attentats, dont celui du 13 février 1936 au boulevard Saint-Germain, il survécut au fanatisme non par renoncement, mais par courage et constance. Les attaques contre lui furent également verbales et profondément antisémites : insulté, diffamé, il fut traité de « Juif errant », de « Juif allemand naturalisé » et même, avec une cruauté raciste, de « jument palestinienne ».
Blum privilégia une lecture critique et républicaine de la réalité sociale et économique.
L’expression « jument palestinienne », adressée à un intellectuel d’une vaste culture, portait une cruauté symbolique. Le mot Palestine fut imposé par l’empereur Hadrien en 135 apr. J.-C. pour effacer le nom de la Judée et punir les révoltes juives, rebaptisant la terre du nom des ennemis historiques d’Israël, les Philistins.
La haine antisémite fut sans limites : Charles Maurras appela publiquement à l’exécution de Blum, le qualifiant d’« homme à fusiller dans le dos », révélant une violence idéologique où l’antisémitisme faisait doctrine et système.
Cette haine perdure et resurgit au sein d’une partie de la gauche, pourtant héritière de Blum, qui, depuis les attaques du 7-Octobre 2023, propose une lecture électoraliste et biaisée du conflit au Moyen-Orient, fondée sur des schémas idéologiques figés des années 1960 et 1970, hérités du panarabisme puis instrumentalisés par l’islamisme. Pour cela, certains vont jusqu’à renier et dénigrer Blum, opposant son expérience du pouvoir à la pureté supposée de Jaurès. Pourtant, Blum demeura fidèle à ses principes, refusant tout dogmatisme marxiste : d’abord en quittant L’Humanité en 1905, puis en rejetant l’adhésion de la SFIO à la Troisième Internationale en 1920.
Blum privilégia une lecture critique et républicaine de la réalité sociale et économique. Pour lui, héritier de l’idéalisme allemand, Marx devait être confronté à la réalité plutôt qu’idolâtré. Il rejeta toute lecture dogmatique de sa pensée, comme ce fut le cas après sa disparition, durant la guerre froide, lorsque, à l’Est, naquirent les « républiques populaires », où le marxisme devint un dogme creux, récité mécaniquement et utilisé pour dissimuler la corruption et la tyrannie des régimes, à l’image de celui de Ceaușescu en Roumanie.
Pour contenir le nazisme et le fascisme, Blum défendit le Front populaire, refusant le sectarisme stalinien et plaçant la responsabilité historique au-dessus de la pureté idéologique. Sa cohérence morale resta intacte, jusque dans l’enfer de Buchenwald, où il épousa Jeanne Levylier en acte de résistance et d’espérance. Toute sa vie fut une œuvre de pensée, de courage et de liberté.
Il est temps, pour le Président de la République, de réparer l’oubli et de mettre fin à une injustice historique. Il est temps d’ouvrir enfin les portes du Panthéon à Léon Blum, qui incarna, mieux que quiconque, la République de l’intelligence et de la bonté, du progrès et de la lumière.
Léon Blum fut la voix d’une France fidèle à ses idéaux, même lorsque l’Histoire semblait vouloir en défigurer le visage. L’accueillir au Panthéon ne serait pas seulement honorer un homme, mais restituer à un combat sa juste place, à une fidélité son éclat, à une certaine idée de la France sa vérité, celle d’une nation qui croit encore en la justice, en la culture, en la dignité et en une paix qui n’est pas capitulation.
Un tel geste, de la part du chef de l’État, serait un acte de mémoire et de courage, un signe de résilience face aux discours de haine et de division, et un hommage à la France éclairée dont Léon Blum demeure l’un des visages les plus nobles.
© Anas-Emmanuel Faour
Anas-Emmanuel Faour est philosophe et ingénieur en informatique, et ancien membre du Conseil national du Parti de Gauche.