Tribune Juive

« Vous n’aurez pas ma haine » : la grande inversion morale d’une civilisation qui se meurt. Par Richard Abitbol


« Quand une société demande aux victimes de comprendre leurs bourreaux, c’est qu’elle a déjà cessé de comprendre sa propre humanité. » — Richard Abitbol

Il est des sociétés qui meurent non par l’épée, mais par le mensonge moral. La nôtre est en train de mourir ainsi. Et, il existe des slogans qui révèlent à eux seuls l’état moral d’une société.
« Vous n’aurez pas ma haine » est de ceux-là.
Il ne s’agit pas ici de juger un individu ayant exprimé sa douleur dans les termes qui étaient les siens. Il s’agit de dénoncer l’instrumentalisation politique, médiatique et culturelle qui a fait de cette phrase la norme émotionnelle officielle, le nouveau catéchisme républicain, la bannière d’une vertu commode que l’on exige… des autres.
Car dans ce pays, ceux qui n’ont rien perdu demandent aux autres d’oublier. Ceux qui n’ont pas été frappés réclament aux blessés de pardonner. Ceux qui vivent en paix exigent des dévastés une exemplarité morale dont eux-mêmes seraient bien incapables.
C’est cela que j’appelle : faire la charité avec la douleur des autres.
Depuis quelques années, ce slogan sert de colonne vertébrale à notre impuissance collective :
« Vous n’aurez pas ma haine. » On l’érige en principe, on l’enseigne en doctrine, on l’agite comme une bannière de vertu. Mais ce slogan n’est pas un acte de noblesse : c’est le cri de ceux qui font la charité avec la douleur des autres. C’est le catéchisme des gens qui n’ont rien perdu. C’est l’esthétique émotionnelle d’une civilisation qui ne croit plus en rien — ni en la justice, ni en la vie, ni en l’amour.
J’imagine ce que signifie perdre sa vie sans mourir. Je devine ce que signifie voir la femme qu’on aime, les enfants qu’on chérit, brisés, violentés, volés. Je saisis ce que signifie construire son existence autour des traitements, des hôpitaux, de la douleur et de l’angoisse, pendant trente ans. Je ressens ce que signifie vivre sous la menace permanente de la mémoire traumatique, quand chaque jour recommence la même torture intérieure.
Et je sais ce que signifie regarder les bourreaux : condamnés à dix-huit, vingt ou trente ans, libérés au bout de six, formés, soutenus, réinsérés… … puis repartant détruire d’autres familles, d’autres vies, d’autres innocences.
Et on voudrait, après cela, que nous criions : « Vous n’aurez pas ma haine » ?

Non. Ce cri ne nous appartient pas. Il appartient à ceux qui n’ont rien subi. Il appartient à ceux qui veulent transformer le mal en concept. Il appartient à une société qui, par lâcheté, préfère demander aux victimes d’être exemplaires plutôt que d’exiger de l’État qu’il protège les innocents. Le « Vous n’aurez pas ma haine » est devenu le dogme d’une époque qui confond morale et confort psychique.

Une société qui exige des victimes qu’elles pardonnent est une société qui a cessé de les aimer

Il faut le dire clairement : l’amour du prochain est incompatible avec l’injonction au pardon. Aimer une victime, c’est pleurer avec elle. C’est la protéger. C’est lui rendre justice. C’est le défendre jusqu’au bout du monde. C’est ne jamais lui demander de comprendre son bourreau.
Aimer son prochain, ce n’est pas lui demander d’aimer son bourreau. Ce n’est pas lui demander de pardonner. Ce n’est pas le culpabiliser de sa colère, de sa rage, de son humanité meurtrie.
La société qui applaudit « Vous n’aurez pas ma haine » ne fait pas preuve de compassion : elle fait preuve d’égoïsme. Elle veut des victimes silencieuses, dociles, propres, philosophiques. Elle veut des victimes qui guérissent vite, pour ne pas troubler le confort des vivants. Elle veut des victimes qui soient des symboles — jamais des êtres humains.
C’est cela, la mort d’une civilisation.
Or que voyons-nous aujourd’hui ? Une société qui se détourne des victimes, qui se lasse de leurs souffrances prolongées, qui préfère des récits « propres », « inspirants », « consolants ». Une société qui veut des victimes silencieuses, philosophiques, quasi saintes, pour ne pas troubler la tranquillité émotionnelle de ceux qui n’ont rien vécu.
Pendant ce temps, les vraies victimes — anonymes, brisées, invisibles — vivent dans les hôpitaux, les centres de soins, les nuits d’angoisse, les rendez-vous médicaux, les traitements interminables, les peurs qui ne passent jamais. Certaines survivent dans des corps mutilés. D’autres dans des esprits ravagés. D’autres encore n’ont pas survécu au traumatisme : elles se sont éteintes lentement, parfois jusqu’au suicide.
Et que leur dit le pays ? Que leur rage est inconvenante. Que leur colère est un échec moral. Qu’elles devraient s’inspirer du slogan national du pardon instantané.

Une société qui ne sacralise pas la vie prépare déjà sa chute

Une civilisation tient debout sur une vérité simple : La vie est sacrée.
Sacrée dans sa fragilité. Sacrée dans sa vulnérabilité. Sacrée dans son amour. Sacrée dans son innocence. Sacrée dans sa perte, parce qu’elle est irremplaçable.
Lorsque la vie cesse d’être sacrée, il ne reste que trois idéologies :
• Le cynisme mafieux,
• Le nihilisme social,
• Ou la vision djihadiste où la mort est un moyen, et la cause — un absolu.

Quand une société demande aux victimes de comprendre leurs bourreaux, elle accepte déjà l’idée que la mort peut être justifiée par quelque chose de plus grand. Quand elle excuse les criminels avant de soigner les blessés, elle adopte inconsciemment le principe même des fanatiques : la fin justifie la destruction.
Et c’est ainsi qu’elle se tue elle-même.

Leur souffrance n’est pas unique: elle est celle de toutes les familles brisées

Voilà ce que doit se dire une victime dont la famille a survécu : « Ma femme est vivante, mais sa vie lui a été volée. Mes enfants sont vivants, mais leur enfance leur a été arrachée. Je suis vivant, mais ma vie d’homme a été brisée. »
Mais, les victimes ne sont pas les seules. Elles sont des milliers. Elles sont les invisibles. Elles sont ceux que l’État n’écoute pas, que la société ignore, que la nation oublie. Elles sont celles pour qui il n’y a ni cérémonie, ni caméra, ni slogan consolateur.
Elles sont celles qui, malgré tout, continuent d’aimer, de protéger, de réparer ce qui peut l’être. Elles sont les véritables résistants. Elles sont la preuve vivante que la dignité humaine ne se mesure pas au pardon imposé, mais à l’amour que l’on donne encore malgré la nuit.
Une société se juge à une seule chose : sa capacité à choisir entre ses victimes et ses bourreaux
La nôtre a choisi. Elle a choisi les bourreaux. Elle les protège, les excuse, les réinsère, les pardonne, les psychologise, les accompagne. Elle les traite comme des enfants perdus. Et elle laisse les victimes survivre seules, en silence, dans une indifférence presque totale.
C’est cela que je veux dire. C’est cela que je veux dénoncer. C’est cela que je refuse d’accepter.
Une nation qui ne pleure pas ses victimes n’est plus une nation. Une société qui ne sanctifie pas la vie n’est plus une société. Une civilisation qui demande aux innocents de ne pas haïr les criminels est une civilisation déjà morte.
Il est temps de rétablir la vérité, simple, humaine, éternelle : la compassion va aux victimes, jamais aux bourreaux. La justice va aux vivants, jamais aux slogans. Et l’amour, le vrai, celui qui ne mourra jamais, est l’exact contraire de « Vous n’aurez pas ma haine ».

Une civilisation meurt lorsqu’elle cesse de sacraliser la vie

La vie est sacrée, ou elle ne l’est plus. Il n’existe pas de demi-mesure. Or notre société a cessé de sanctifier la vie lorsqu’elle a cessé de sanctifier les victimes. Lorsqu’elle a commencé à évacuer leur souffrance au profit d’un récit consolateur. Lorsqu’elle a exigé d’elles qu’elles s’effacent derrière un “message” qui arrange tout le monde… sauf elles.
Cette inversion morale ressemble étrangement à la logique des fanatiques : la fin justifie la mort, le collectif écrase l’individu, la souffrance réelle disparaît derrière une cause ou un récit.
Lorsque la société demande aux victimes de comprendre leurs bourreaux, elle adopte — inconsciemment — le cœur de l’idéologie qui tue : la mort comme variable d’ajustement morale. Une civilisation qui pense ainsi est une civilisation qui se meurt.

La compassion n’a rien à voir avec « Vous n’aurez pas ma haine »

On nous dit que ce slogan incarne la paix, la hauteur, la dignité. Mais la paix n’est pas l’oubli. La hauteur n’est pas l’abdication. La dignité n’est pas la résignation.
La compassion, la vraie, consiste à se tenir aux côtés des brisés, pas des assassins. La justice, la vraie, consiste à protéger les innocents, pas à réhabiliter les criminels avant même d’avoir entendu les victimes. La morale, la vraie, consiste à dire qu’une vie humaine détruite vaut plus qu’un slogan rassurant.
“Vous n’aurez pas ma haine” n’est pas un principe moral. C’est une injonction sociale fabriquée pour rassurer ceux qui n’ont rien vécu. C’est une relativisation de la colère légitime. C’est un récit confortable pour une époque qui refuse d’affronter le réel.

Nous ne demandons pas la haine: Nous demandons la vérité

Les victimes n’ont pas besoin d’être exemplaires. Elles n’ont pas besoin d’être belles, pures, philosophiques, consolantes. Elles ont besoin d’être reconnues. Elles ont besoin d’être protégées. Elles ont besoin que la société cesse de les culpabiliser pour une souffrance qu’elle ne veut pas voir.
Elles n’exigent pas la haine : elles exigent la justice. Elles n’exigent pas la vengeance : elles exigent qu’on sacralise enfin leur vie. Elles n’exigent pas l’oubli : elles exigent qu’on ne leur impose pas un pardon qui ne soigne rien.
Le slogan “Vous n’aurez pas ma haine” n’est pas l’avenir d’une société. Il en est le renoncement. Il en est l’échec. Il en est la fuite.
Il est temps d’inverser l’inversion morale. Il est temps de dire haut et fort :
L’amour des victimes est plus sacré que le pardon des bourreaux. La compassion est plus sacrée que les slogans. La vie est plus sacrée que les récits qui l’effacent.
C’est cela, et seulement cela, qui permet de tenir encore debout.

© Richard Abitbol

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