(À propos du livre de Gerard Rabinovitch : « D’une Permanence païenne ; sur quelques invariants Anti-judaïques ». Édition Le Bord de l’Eau, 2025).

« Plus jamais ça », nous sommes nous entendus répéter, de nos enfances d’après-guerre au 7 octobre 2023, persuadés que l’horreur accomplie dont nos parents furent les cibles nous protégerait, du fait même de son immensité inégalée, nous filles et fils de Juifs, du risque de son retour. D’autant que tous -Juifs et non-Juifs – nous assuraient devant l’impensable abomination que ça ne pouvait pas, ne devait pas se reproduire. Et nous nous sommes empressés -on se rassure comme on peut – de les croire.
Mais dès le soir du 7 octobre, nous dûmes déchanter en subissant le coup et le contrecoup sur la terre même du retour qui devait à jamais nous servir de refuge, d’un autre retour qu’on croyait impensable : le revival dans la joie du sang versé par le Hamas et ses comparses gazaouis, de l’enthousiasme féroce des pogroms.
Car on jubilait sans frein du côté des massacreurs ! Qui ne se souvient du fils prodigue claironnant au téléphone à ses chers parents qu’il avait tué dix Juifs sur le ton qu’on emploie pour dire « J’ai gagné à l’euro-millions ».
On ne peut pas ne pas se demander, surtout quand on est juif, pourquoi tuer des Juifs se transforme quasi immanquablement durant toute l’histoire occidentale en motif de soulagement, voire de réjouissance où la compassion, l’empathie pour ceux qu’on tue, voire le remords, semblent ne tenir qu’une place très fugitive.
La preuve la plus récente en est fournie par la bascule quasi immédiate, de la compassion pour les victimes israéliennes des massacres du 7 octobre en rage vindicative contre la riposte israélienne aux cris de « Free Palestine from the river to the sea » qui exprime on ne peut plus clairement le désir sanguinaire de voir les Juifs disparaître en totalité du territoire qui est le leur. Les bêtes féroces n’aiment pas que leurs proies se cabrent et les attaquent.
Et c’est le premier des mérites du précieux petit livre de Gérard Rabinovitch que de nous montrer, par la double voie de l’agilité intellectuelle et de l’érudition maitrisée, comment les ferments de cette haine antijuive sont semés dès l’origine.
Au moment fondateur où l’Occident bascule à l’ère hellénistico-romaine dans ce qui va devenir son histoire, notre histoire.
Le livre de Gérard Rabinovitch est précieux parce qu’il est radical, au sens que le jeune Marx donnait à cet adjectif quand il écrivait « Être radical c’est prendre les choses par la racine. Or pour l’homme la racine c’est l’homme même ».
La démarche de Gérard Rabinovitch est archéologique et philosophique, puisqu’elle veut défouir les racines qui assoient la conscience que l’homme occidental prend de son humanité. Il en fouille le terreau dans les turbulences qui agitent la grande fracture d’où naîtra l’ère chrétienne, premier socle de l’occident moderne.
Ce qu’elle met à jour est assez peu rassurant pour nous autres Juifs, puisque de cette « humanité » que l’homo occidentalus veut faire sienne, nous sommes – nous les Juifs -immédiatement congédiés. Comme le furent les fous au moment-bascule du Grand Siècle où triomphe la Raison.
Des querelles entre Juifs et païens de l’Antiquité hellénistique, en passant par les grandes figures de l’intelligentsia romaine -Tacite, Juvénal, Sénèque – se fabrique, parfois en paroles ou écrits seulement, mais aussi en éruption de violences plébéiennes, « … une mythologie antijuive instaurant le pattern de tous les stéréotypes ultérieurs » ( ibid.p.19).
Mythologique, le Juif de la haine anti-juive l’est d’abord comme le produit imaginaire d’une affabulation polymorphe qui rameute en masse, et en crescendo tous les aspects du haïssable, de l’ignoble, de l’épouvantable, dans la psyché païenne (sale , fourbe, meurtrier sacrificiel, buveur de sang, cannibale, circonciseur-castrateur, vecteur de la lèpre… ).
Plus fondamentalement, ne vient-il pas occuper la place du Monstre qui, du Minotaure à Méduse, doit périr sous la main du héros civilisateur ? Le thème est récurrent dans les récits antiques gréco-romains où il convient « que la bête meure » sous le glaive de Thésée, de Persée, ou d’Hercule, pour que la civilisation – entendez l’humanisation – de l’homme soit possible.
Ces « mythèmes » trouveront leur place dans la fracture qui opposera- après l’écrasement de la dernière révolte juive en 135, suite à la seconde destruction du Temple – Antioche à Jérusalem, les bientôt chrétiens de l’ecclesia ex gentibus aux tenants de l’ecclesia ex circumcisione Et tandis que le christianisme se répand peu à peu dans l’Empire romain, puis en Europe, le Juif en diaspora se retrouve à la place où l’avait assigné la vindicte païenne : celle qu’occupe, pour qu’on la détruise, la part inhumaine de l’homme, désormais projetée sur lui.
« En concomitance avec la progression de l’évangélisation, les Juifs sont assujettis en tapis sur lesquels les peuples européens vont essuyer leurs pieds… les voilà … Installés en fixatif prépositionné pour les haines collectives. Livrés en pâture aux furies des jouissances meurtrières récurrentes en quête de proies ». (ibid. p. 59).
Le nom de Juif, pour ceux qui les haïssent, tout au long de l’histoire européenne est un transformateur où la parole devient raillerie ; la raillerie : anathème ; l’anathème : appel au meurtre ; l’appel au meurtre : meurtre en meutes de lynchage ; puis meurtres de masses, dans les politiques exterminatrices totalitaires.
Inutile de chercher une spécificité à l’antijudaïsme arabo-musulman, il fonctionne selon le même mécanisme du meurtre fondateur qu’en Europe. Mécanisme dont il a su quand il le fallait et jusqu’à aujourd’hui s’inspirer abondamment. Et dont il prend le relais.
Pourquoi est-ce toujours avec les Juifs, aujourd’hui comme hier, comme au premier jour de la haine qu’on leur voue, qu’on leur a voué, qu’on leur vouera ?
Pourquoi y-a-t-il un éternel retour de l’antijudaïsme ; ou si l’on préfère la vision moderne, de l‘antisémitisme ; ou si l ‘on préfère la vision post-moderne, de l‘antisionisme ?
Bien sûr, la haine change d’accoutrements ; elle se fait nostalgie du « miracle grec » à peine les « Lumières » allumées chez Schiller, puis anticapitaliste dans la pensée marxiste, puis bio-prophylactique dans la volonté d’apurer le corps social par le meurtre du nazisme, mais l’inspiration-mère reste identique :
« Tous les clichés originels de l’antijudaïsme antique … que le christianisme avait véhiculé… refont jour chez Voltaire, Kant, Fichte, le jeune Hegel, Feuerbach, Fourier, Proudhon, Marx, Blanqui… » (ibid. 67) . L’antijudaïsme qui fait sa mue antisémite prend le relais du christianisme pour trouver, via la référence à l’antiquité, son allure et sa dynamique.
Cette dynamique est répétitive, violente et sanglante, parce qu’elle puise dans ce fonds païen qu’a su exhumer Gérard Rabinovitch, où, si l’on descend une marche de plus on trouvera l’appel au meurtre sacrificiel et même, j’ose l’hypothèse à la suite de sa réflexion, l ‘appel au sacrifice humain.
Tous les Juifs le pressentent depuis l’ère prémoderne et jusqu’à aujourd’hui : l’agneau du sacrifice, celui que les Dieux du polythéisme réclament, c’est eux. Et ce n’est pas une décision divine, mais bien humaine par laquelle leurs semblables les font dissemblables, et s’autorisent en toute impunité à les désassembler de la commune humanité pour mieux les massacrer.
L’anti-judaïsme-sémitisme-sionisme, c’est la pérennité réitérative du sacrifice humain dans la culture occidentale.
Je ne remercierai jamais assez Gérard Rabinovitch, de m’avoir éclairé la voie sur le chemin de cette évidence.
Thomas Stern