Tribune Juive

Rêver l’impossible réconciliation. Par Charles Rojzman

Rêvons un peu : imaginons — exercice d’utopie lucide — le jour où les dirigeants du monde arabo-musulman, suivis de leurs peuples, admettront sans réserve qu’un État juif, c’est-à-dire un État fondé non sur la seule appartenance religieuse mais sur l’histoire d’une nation, a le droit de vivre au Moyen-Orient, à côté de dizaines d’États musulmans qui, eux, ne se sentent nullement obligés de justifier leur existence.

Imaginons qu’un tel aveu soit possible, qu’un tel renversement des mentalités se produise : qu’adviendrait-il alors des murs, des checkpoints, des blocus, des bombardements ? Que deviendraient les guerres périodiques de Gaza, les intifadas, les représailles, les martyrs ? que deviendraient les ministres extrémistes du gouvernements d’Israël, ceux qui préfèrent, selon le mot célèbre, les condamnations aux condoléances ?

On pourrait, enfin, discuter de frontières, de partage, de coexistence. On pourrait débattre d’intérêts, non de haines. On pourrait retrouver la politique, c’est-à-dire l’art de composer avec le réel, à la place de la théologie de l’extermination. Comme la France et l’Allemagne ont fini par le faire après des siècles de guerres fratricides.

Mais nous savons bien que cela n’arrivera pas.

L’impossible reconnaissance

Car ce qui est en jeu n’est pas une querelle territoriale, mais une incapacité historique à reconnaître l’autre comme sujet légitime. Israël ne pose pas seulement un problème de frontières au monde arabo-musulman : il met en cause sa représentation même de la vérité, du pouvoir et du sacré.

Admettre l’existence d’un État juif, c’est reconnaître que le temps de la domination islamique sur la Terre sainte est révolu, que l’histoire a produit un autre centre symbolique que celui de la Oumma. C’est accepter la désacralisation du monde politique, l’entrée dans la pluralité des souverainetés. Autrement dit : c’est accepter la fin d’un monopole spirituel.

Or cette mutation n’est pas seulement politique — elle est anthropologique. Elle exige une conversion du rapport au passé et au divin. Elle suppose que les peuples arabes puissent penser leur histoire non plus comme une suite d’humiliations infligées par l’Occident, mais comme une suite d’occasions manquées de transformation. Elle suppose que la foi cesse d’être la justification du refus et qu’elle devienne la ressource d’une reconstruction.

Le pouvoir du ressentiment

Tant que cette révolution intérieure n’aura pas lieu, la haine d’Israël remplira une fonction centrale. Elle permet d’unir des peuples fragmentés, d’offrir une cause commune à des régimes impuissants, d’exporter les échecs internes vers un ennemi extérieur. La négation du droit d’Israël à exister n’est pas un simple slogan politique : c’est un système de sens, une économie psychique et symbolique qui soutient des sociétés entières contre leur propre effondrement.

Le jour où l’on interdirait, dans les écoles et les universités, l’enseignement de la haine, le jour où l’on cesserait d’expliquer la misère des peuples arabes par l’existence d’Israël, il faudrait affronter les vraies questions : celles du pouvoir, de la liberté, de la modernité, du rapport entre foi et raison. Ce serait un bouleversement vertigineux.

Car Israël, dans cette région, ne représente pas seulement un voisin gênant : il est le miroir de ce que ces sociétés refusent d’être. Il incarne la sortie de la religion comme ordre total. Il montre qu’un peuple ancien peut renaître sans le secours d’un califat ni d’un empire, qu’il peut se refonder sur la science, la démocratie, la mémoire. En ce sens, Israël est une offense théologique avant d’être un problème politique.

Le tragique de la force

Dès lors, rien ne changera. Car tant que la reconnaissance ne viendra pas, la guerre demeurera la forme primitive du rapport entre Israël et ses voisins. Et tant qu’elle durera, le plus fort gagnera — non par arrogance, mais par nécessité de survie.

Il est aisé, depuis les salons occidentaux, de rêver de désarmement, de paix spontanée, de confiance retrouvée. Mais quiconque connaît un tant soit peu le terrain sait ce qu’il adviendrait si Israël « baissait la garde » : la disparition pure et simple de l’État juif, et avec lui, l’effacement d’une expérience historique unique de reconstruction nationale après la catastrophe absolue du XXᵉ siècle.

L’utopie de la paix se heurte ici à une vérité anthropologique : nul peuple ne renonce à son existence par bonté. La paix, dans l’histoire, n’est jamais le fruit d’un élan moral ; elle naît de l’épuisement des haines ou de l’équilibre des forces. Tant que l’un des deux mondes n’aura pas accepté d’entrer dans l’ordre de la réciprocité, tant qu’il demeurera enfermé dans la logique de la vengeance sacrée, le tragique du conflit l’emportera sur la raison politique.

L’épreuve de lucidité

Rêver la paix, c’est donc mesurer ce qui la rend impossible. Non pour s’y résigner, mais pour comprendre que le travail de la civilisation est d’abord un travail sur soi, non sur l’autre. Le jour où le monde arabo-musulman pourra se dire : « Israël existe, donc nous existons autrement », ce jour-là commencera le véritable avenir de cette région.

Mais nous n’y sommes pas. Et c’est pourquoi Israël ne peut, ne doit cesser de se défendre — non contre un peuple, mais contre une idée, celle qui refuse à tout autre le droit d’exister en dehors du cercle de sa propre vérité.

© Charles Rojzman


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