De Proudhon à Mélenchon : les rémanences d’un antisémitisme fondateur dans la gauche radicale française. Par Richard Abitbol


« Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême ; il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut envahir le monde parce qu’il se propage comme un champignon. C’est cela, la banalité du mal. »— Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme

Au XIXᵉ siècle, l’antisémitisme moderne se sécularise. Il n’est plus religieux, mais idéologique et social. Pierre-Joseph Proudhon, figure fondatrice du socialisme français, en est l’un des principaux artisans.
Dans ses Carnets (1847), il écrit : « Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer. » Mais l’enjeu n’est pas seulement la haine raciale : Proudhon invente le lien conceptuel entre judaïsme et capitalisme, entre “Juif” et “argent”, qui nourrira tout un imaginaire politique jusqu’à nos jours. Son antisémitisme est métaphysique et économique : le Juif incarne la spéculation, la rente, la valeur abstraite contre la valeur “travail”. Ce schéma — la “finance juive” contre le “peuple travailleur” — deviendra la matrice de tout un courant socialiste français, de Fourier à Drumont, puis jusqu’au marxisme vulgarisé.
Cette vision repose sur une équation simpliste mais puissante :
Juif = argent = exploitation = ennemi du peuple.
En d’autres termes, Proudhon transforme le stéréotype médiéval du “juif usurier” en archétype politique du capitalisme moderne. Il invente l’antisémitisme social — celui qui n’a pas besoin de religion pour haïr, car il prétend “analyser” le mal.

Pierre-Joseph Proudhon, considéré comme le père du socialisme français, a été aussi l’un des premiers théoriciens d’un antisémitisme social — c’est-à-dire non religieux mais idéologique. Dans ses Carnets (1847), il écrivait :
« Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer. » [1]
« Les Juifs sont le peuple le plus antipathique de la terre. Il faut leur interdire toute fonction, toute industrie, les chasser de France. » [2]
« Le Juif n’a d’autre culte que celui de l’argent. Sa religion, c’est la spéculation. » [3]
Ces phrases, d’une violence extrême, révèlent l’acte de naissance de l’antisémitisme moderne, détaché du dogme religieux et réinscrit dans le champ de l’économie politique. Chez Proudhon, le “Juif” devient le symbole du capitalisme, de la rente, de la spéculation — autrement dit de tout ce que le “peuple travailleur” doit combattre. Il transforme ainsi le vieux mythe du “juif usurier” en un archétype économique : celui du dominateur abstrait, de l’homme de finance opposé à l’homme de labeur.
C’est cette vision, moralement manichéenne, qui structure durablement la pensée socialiste française : la vertu du peuple contre la perversité de l’argent. Elle constitue le terreau d’un imaginaire politique dont la gauche radicale n’a jamais su totalement se défaire.

Le lien idéologique: du proudhonisme à la gauche contemporaine

L’héritage de Proudhon irrigue toute la gauche française, y compris ses avatars contemporains. Jean-Luc Mélenchon lui-même, se réclamant du “socialisme proudhonien”, a souvent cité l’auteur du Système des contradictions économiques comme inspirateur du “peuple souverain contre les puissances d’argent”.
Or, cette rhétorique, si elle semble sociale, conserve en creux les structures mentales de
l’antisémitisme du XIXᵉ siècle :
• L’opposition morale entre peuple pur et élite corruptrice.
• La confusion entre critique du capitalisme et haine des détenteurs de capital.
• La désignation des “médiateurs” économiques (banquiers, médias, intellectuels) comme ennemis intérieurs.
La gauche radicale française, héritière du proudhonisme, n’a jamais opéré sa désinfection intellectuelle. Là où la social-démocratie allemande s’est émancipée du marxisme primitif, la gauche française a conservé ses passions et ses boucs émissaires. De Jaurès à Mélenchon, le thème de “l’argent-roi” est resté le même, mais souvent débarrassé de sa dimension explicitement antisémite — tout en conservant son imaginaire symbolique.
C’est pourquoi l’antisémitisme de LFI n’est pas accidentel : il renaît par la logique même de son système idéologique.

Proudhon influence non seulement les socialistes du XIXᵉ siècle, mais aussi les fondateurs de la gauche révolutionnaire moderne. Marx lui-même reconnaît avoir puisé dans sa pensée, avant de s’en détacher violemment. Mais le couplage “juif = capitalisme” s’est infiltré dans tout le socialisme européen, y compris chez Marx.
Dans Zur Judenfrage (La question juive, 1843), Marx écrit : « Quel est le culte mondain du Juif ? Le commerce. Quel est son dieu mondain ? L’argent. » [4] « L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel nul autre dieu ne peut subsister. » [5] « L’émancipation des Juifs, en dernière analyse, c’est l’émancipation de l’humanité du judaïsme. » [6]
Ces formules, malgré leur arrière-plan philosophique, entretiennent une équivalence symbolique entre judaïsme et capitalisme. Marx ne parle plus de race ni de peuple, mais du “principe juif”, entendu comme l’esprit du commerce et de la spéculation. Il s’agit d’une critique du capitalisme qui, sans être religieuse, reste métaphoriquement antisémite : le “juif” y devient figure du mal économique.
Cette idée aura une postérité redoutable. De Drumont (La France juive, 1886) aux populismes du XXᵉ siècle, la confusion entre “juif” et “finance” se perpétue, travestie en critique sociale. Aujourd’hui, la France Insoumise en hérite sous une forme sécularisée : la dénonciation des “puissances d’argent”, de “l’oligarchie mondiale”, ou du “capitalisme sans frontières”, souvent associée à une diabolisation du sionisme qui en reprend inconsciemment les codes symboliques.

De l’antisémitisme social à l’antisionisme politique

Ce passage du “juif capitaliste” au “sioniste impérialiste” ne relève pas d’une rupture mais d’une continuité rhétorique. L’antisionisme militant qui traverse LFI ne se limite pas à une critique d’Israël : il constitue le recyclage contemporain de l’antisémitisme social du XIXᵉ siècle.
• Hier, le Juif était accusé de dominer la finance mondiale ;
• Aujourd’hui, Israël est accusé de dominer la géopolitique mondiale.
Dans les deux cas, le même mécanisme est à l’œuvre : un bouc émissaire universel sert à donner sens aux frustrations sociales et morales d’une société en crise. La dialectique est inchangée :
• Le peuple pur contre l’élite corrompue ;
• La victime sacrée contre le bourreau désigné ;
• La justice morale contre le pouvoir illégitime.
LFI, comme les populismes du XXᵉ siècle, fonctionne sur une moralisation absolue du politique. La question israélo-palestinienne y devient un théâtre symbolique : Israël incarne le mal moderne — militarisme, capitalisme, colonialisme — tandis que le Palestinien représente le bien absolu — la pureté, la résistance, la souffrance. Cette inversion morale reproduit exactement ce que Hannah Arendt identifiait comme l’un des fondements du totalitarisme.

Les mécanismes décrits par Hannah Arendt: du ressentiment au fanatisme moral

Dans Les origines du totalitarisme (1951), Hannah Arendt démonte les ressorts psychologiques des idéologies modernes : la peur, le ressentiment, et la quête d’un sens unique pour un monde devenu complexe. Elle écrit : « L’antisémitisme n’est pas né de la haine des différences, mais de la volonté d’expliquer le monde par un seul principe. » [7], « Le ressentiment collectif est le terreau sur lequel croissent les idéologies totalitaires. » [8],
« L’idéologie totalitaire transforme la réalité en une fiction morale où la victime devient coupable et le coupable victime. » [9]

Ces trois phrases résument la mécanique même du discours de LFI : simplifier, moraliser, inverser. L’ennemi n’est plus un adversaire politique, mais une figure morale du mal. Le “sioniste” n’est plus un acteur d’un conflit territorial : il est le coupable absolu, symbole de la corruption du monde. Et le “peuple” n’est plus un corps civique : il est une essence vertueuse, infaillible, victime universelle.
C’est précisément ce qu’Arendt appelle l’idéologie totalitaire : une pensée qui, au nom du Bien, abolit la complexité, la nuance et la vérité. Lorsqu’un parti se déclare seul dépositaire de la morale, il cesse d’être démocratique : il devient religieux.
Du fanatisme proudhonien à la rhétorique insoumise : la continuité d’un mal

La filiation intellectuelle entre Proudhon, Marx et LFI n’est pas une invention polémique : elle repose sur une grammaire symbolique constante, dont les termes changent mais dont la structure demeure.

Époque Symbole du mal Lexique moral Rôle politique
Proudhon (1847) Le Juif, parasite de la nation Finance, usure, spéculation Délivrer le peuple du “vice juif”
Marx (1843) Le judaïsme, principe du capital Argent, commerce, abstraction Libérer l’homme du “judaïsme économique”
LFI (2020s) Le sionisme, symbole du système Capitalisme mondial, oligarchie Purifier le peuple des “complicités” avec l’oppresseur

Dans les trois cas, l’adversaire n’est pas défini par ses actes, mais par une essence morale : l’idée qu’il incarne la corruption du monde. Et c’est précisément ce que Hannah Arendt dénonçait : le passage de la politique à la métaphysique, du débat à la croisade.

Conclusion: les habits neufs du vieil antisémitisme

De Proudhon à Mélenchon, la gauche radicale française reste marquée par une même tentation : celle de moraliser le monde plutôt que de le comprendre, de désigner des coupables plutôt que d’affronter la complexité. L’antisémitisme proudhonien, l’équivoque marxienne et la ferveur morale de LFI sont les trois âges d’une même pathologie politique : celle qui confond la justice avec la vengeance, la morale avec la haine, et la vérité avec la foi.
Arendt nous en avertissait :« Ce qui distingue le totalitarisme, c’est qu’il prétend réaliser le Bien absolu, et que c’est au nom de ce Bien qu’il commet le mal absolu. » [10]
Et c’est précisément ce danger qui guette toute formation politique prétendant incarner la pureté du peuple : le moment où, croyant purifier le monde, elle recommence à désigner des coupables éternels.

REFERENCES

[1] Pierre-Joseph Proudhon, Carnets, manuscrit 2867, Bibliothèque de Besançon, 26 décembre 1847, p. 74.
[2] Proudhon, Carnets, décembre 1847.
[3]
Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, livre VII.
[4] Karl Marx, Zur Judenfrage (La question juive), 1843, première partie.
[5] Ibid.
[6] Ibid., conclusion.
[7] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Partie I, chap. 2.
[8] Ibid., Partie II.
[9] Ibid., Partie III.
[10] Hannah Arendt, Essai sur le totalitarisme, 1953.

© Richard Abitbol

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3 Comments

  1. Un rappel particulièrement utile.
    Je livre à tous cette remarque de Onfray entendue l’autre jour : « Désormais la ligne de partage n’est plus entre la gauche et la droite, le libéralisme et le socialisme, c’est pour ou contre Israël. »

    On ne peut qu’être d’accord avec ce propos pertinent. A moins que par là que par là Michel n’essaie d’expier son abominable livre sur le « juif » Freud que son cher Proudhon lui-même n’aurait pas désavoué ?

  2. Analyse instructive , merci . Cependant il me semble qu’il y a un anachronisme dans le paragraphe : lien idéologique
    Vous citez Marx en 1843 dans «  la question juive » cette phrase : «  l’argent est le dieu jaloux d’israël » or l’état d’israel n’a été créé qu’en 1947 … a moins que vous ne fassiez référence à l’israël «  d’avant »?

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