
Les derniers mois de sa vie, ma mère avait perdu son autonomie.
Nous avions décidés avec mes trois sœurs et avec son accord, de la placer en EHPAD, à Rothschild.
Quels mots affreux « placer », « EHPAD »…
Ma mère a gardé le sourire jusqu’au bout, mais elle n’aimait pas la nourriture de Rothschild, la jugeant trop « fade », trop « molle ».
Mes sœurs lui apportaient le samedi des Tupperware avec le couscous du vendredi soir et des salades à l’harissa, ce qui la comblait, et moi j’apportais des gâteaux secs aux amandes et à l’anis qu’elle trempait dans son café.
Depuis plus de 6 mois, je ne prends plus le métro, le samedi, pour descendre à la station Dugommier, avec mon sac de gâteaux secs.
…
Fin août, une de mes sœurs nous a informés que ma mère avait reçu une petite somme des impôts, un trop perçu.
Plutôt que de nous partager ce « cadeau » fiscal posthume, nous avons décidé de le dépenser en allant dîner tous les quatre chez Anne-Sophie Pic, un restaurant étoilé du côté du Louvre.
Le menu gastronomique correspondait pile-poil à notre budget.
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Nous nous sommes retrouvés, quatre gamins autour de la table, comme aux temps de notre enfance dans la petite cuisine, où mon père nous demandait sévèrement la note d’un devoir à l’école et où ma mère me gratifiait d’une saucisse supplémentaire ( « c’est un garçon, il a besoin de plus manger » ).
D’une certaine façon, nos parents étaient présents, hier soir, chez Anne-Sophie Pic.
Et je devinais leur gêne devant le maître d’hôtel obséquieux et le sommelier un tantinet méprisant.
Et j’avais envie de rassurer ma mère, en lui disant que si elle n’aimait pas le médaillon de lotte à l’espuma de mimolette, ça n’était pas impoli de laisser la moitié de son plat.
Et j’avais envie de laisser mon père choisir le vin en lui masquant la colonne des prix.
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Au moment de l’addition, nos parents ne nous auraient jamais laissé payer.
C’est ce qu’ils ont fait hier soir, chez Anne-Sophie Pic.
© Daniel Sarfati

Au restaurant chez Anne-Sophie Pic, sans leurs parents, mais leur présence est là, la nostalgie de Daniel Sarfati, qui se souvient des goûts culinaires de sa maman, le dîner entre frère et soeurs, un cadeau, au frais de la princesse.