Échos. Par David Castel

Chaque automne ramène le même frisson d’encre noire sur le calendrier. Une date s’avance, à pas de pluie, et avec elle la vieille conversation du pays avec lui-même. On y entend d’abord le froissement d’un papier d’antan, une lettre minuscule et d’une clarté presque naïve, où un empire promettait un foyer à un peuple dispersé. Une promesse écrite avec la certitude du siècle, persuadée qu’une phrase bien tournée peut tenir lieu d’horizon. Depuis, le papier a pris l’odeur des archives et des mains qui l’ont trop manié ; il n’a pas jauni pour rien.

Plus loin, dans la même saison, un autre geste d’homme droit et têtu revient en mémoire : une poignée de mots sobres au micro, un sourcil plissé, l’économie de ceux qui ont vu l’orage de près. Un chef qui connaissait le poids des cartes, le coût exact d’un kilomètre sur une carte d’état-major, et la différence entre le courage et la témérité. On dit qu’il parlait sans emphase, comme on range un outil sur l’établi. C’est peut-être pour cela qu’on l’a entendu.

Entre la promesse et la voix, une ligne s’est tracée. Non pas une ligne de conte de fées, mais ce fil récalcitrant qui traverse les décennies, accroche la poussière des chantiers, se tend, se relâche, et ne se rompt pas. À chaque anniversaire, on suit ce fil du doigt. Il relie une signature à l’autre, un sceau de cire à un sceau de chair. Une plume ancienne qui entérine un projet ; une plume récente qui signe des accords en sachant tous les deuils qu’ils contiennent, visibles et à venir. Deux encres différentes sur la même page longue.

La mémoire ne se paie pas d’ornements. Elle préfère la terre, les rails, les routes taillées dans la pierre, les visages dans la foule. Elle se souvient des nuits blanches où l’on compte non pas des moutons mais des autobus qui ne rentrent pas, des sirènes qui divisent l’air comme une scie, des mots pesés avant de franchir les lèvres parce que, parfois, une syllabe peut coûter la paix d’un quartier. Elle garde aussi, têtue, les matins clairs où les enfants sortent en uniforme et où la ville respire un peu mieux, parce qu’une chance a été tentée, à contre-courant, et qu’on y a cru juste assez pour tenir.

Il y a, entre ces deux pôles, la grammaire d’un pays : des virgules de cessez-le-feu, des parenthèses de négociations, des points-virgules où l’histoire hésite, repart, trébuche, se relève. Sur la page, la ponctuation dessine une musique particulière — une cadence où le présent tend la main au futur sans renier le passé. L’acte de promettre est chose simple ; l’art de tenir promesse, lui, ressemble à ces travaux de précision que l’on recommence cent fois jusqu’à ce que la pièce s’ajuste sans grincer.

Quand la date revient, elle ne demande ni statues ni cantiques. Elle réclame une honnêteté d’atelier : regarder ce qui fut gagné, ce qui fut perdu, et ce qui, malgré tout, avance. Un port ouvert, une frontière apaisée, un accord fragile qui tient parce que les hommes ont accepté de parler bas et longtemps. Et puis, hélas, une place publique où la paix a été touchée au cœur par un tir venu de trop près. Ce soir-là, la foule avait chanté, et l’air semblait plus léger que d’ordinaire. On sait ce qui a suivi. La lampe s’est éteinte d’un coup, mais sa chaleur est restée sur la table.

Rien n’efface le geste criminel. On peut seulement décider de ne pas le laisser dicter la suite. La mémoire, quand elle est digne, n’est pas un bûcher ; c’est une lampe tempête. Elle éclaire assez pour qu’on voie les cailloux du chemin, pas plus. Elle rappelle qu’une promesse signée par d’autres, au loin, n’a de valeur qu’à proportion des épaules qui la portent sur place. Et que les épaules ne sont pas des slogans, mais des vies réelles, des familles, des rendez-vous qu’on honore, des compromis qui sentent la sueur, des victoires sans triomphes.

Ainsi le calendrier n’est pas seulement un mur de dates. C’est une charpente. Au début, un texte venu d’Europe posait le premier madrier : il disait l’intention. Plus tard, un homme de la maison a pris les mesures, vérifié les tensions, ajusté les angles. Entre les deux, des artisans ont monté, pièce à pièce, une ossature qui tient encore, malgré les coups de vent et les tempêtes. Certains clous ont cédé ; d’autres ont été plantés plus profondément. La maison tient, non par magie, mais parce que l’on s’obstine.

On raconte qu’en des nuits d’incertitude, on entend encore les outils. Le crissement d’une scie dans le bois, le cliquetis d’un mètre ruban, le souffle d’un homme qui se concentre. Rien d’héroïque, rien d’éclatant ; seulement la patience tenace d’un chantier sans fin. C’est peut-être cela, l’héritage : la manière de travailler, le refus des illusions faciles, et cette étrange forme de tendresse qui consiste à préférer les actes aux proclamations.

Alors l’anniversaire n’est pas une nostalgie. C’est un rappel à l’allure. Marcher sans s’enivrer de mots, tenir sans se roidir, négocier sans s’excuser d’exister. Écouter les vivants comme on honore les morts, et protéger, autant que possible, la part d’avenir qui tient dans des mains d’enfant. La page où tout a commencé est conservée sous verre ; la page où tout se joue, elle, reste ouverte. On y revient chaque année, avec la même encre sobre. Et, malgré l’usure du temps, malgré les clameurs et les chuchotements contraires, on y ajoute encore une ligne.

‌‌© David Castel

Ex-avocat, hébréophone & parémiographe. Écrit entre deux cafés, trois procès et mille aphorismes.

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1 Comment

  1. Et en des contrées lointaines, des hommes et des femmes, scrutant l’horizon, déplorent l’inquiétante progression de la peste brune-verte. Renoncer, faire profil bas, se taire devant la manichéenne folie qui agite les cerveaux d’un Occident fatigué au point de succomber? Non, continuer à débattre, à nommer correctement l’infamie, et, surtout, veiller, guetter cette Lumière qui nous vient de l’Orient et s’abreuver au souffle de la Vie que tout un peuple célèbre, larmes et joie mêlées. Au commencement était le Verbe, et le Verbe s’est fait chair. Au commencement était un rêve, et ce rêve s’est fait Israël.

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