Tribune Juive

Taxer le patrimoine n’affaiblit pas les entreprises — rétablir la vérité économique. Par Richard Abitbol


« Une société qui consacre plus d’honneur à ses rentiers qu’à ses travailleurs est déjà une société en déclin. » — Charles de Gaulle (parole rapportée, souvent citée dans ses « Mémoires »)

« Ce n’est pas la richesse qui est un mal, c’est son immobilité. » — Saint-Just

On entend souvent dire que taxer le patrimoine reviendrait à « punir la réussite » ou, pire encore, à « affaiblir nos entreprises ». Cet argument, répété à l’envi dans les plateaux télévisés et les tribunes économiques, repose sur une confusion fondamentale : celle entre le patrimoine des personnes physiques et le capital productif des entreprises, qui sont deux réalités totalement distinctes.

  1. Une entreprise n’est pas son propriétaire
    Une entreprise est une personne morale, dotée d’un patrimoine propre, d’une trésorerie, de dettes, de créances et d’actifs qui ne se confondent pas avec ceux de ses actionnaires. Taxer le patrimoine des particuliers — même lorsqu’il comprend des actions — ne retire pas un seul euro à l’entreprise elle-même. Les fonds prélevés le sont sur le patrimoine privé de l’actionnaire, pas sur le compte courant de la société.
    L’erreur vient d’un amalgame ancien entre capital détenu et capital productif. Or, lorsqu’un actionnaire vend une part de ses titres pour payer un impôt, il ne retire rien à l’entreprise : il cède simplement la propriété de ces actions à un autre investisseur. La société, elle, continue d’exister, de produire, d’investir et d’employer exactement de la même manière.
  2. Le mythe de la Bourse qui financerait l’économie
    Autre idée reçue : la vente d’actions nuirait à l’entreprise en faisant baisser son cours de Bourse. Mais là encore, on confond deux mondes.
    La Bourse se divise en deux marchés :
    • Le marché primaire, où une entreprise émet des actions pour lever des fonds (une introduction en Bourse ou une augmentation de capital) ;
    • Le marché secondaire, où les actions déjà émises s’échangent entre investisseurs.
    Or, 99 % des transactions boursières se font sur le marché secondaire. Autrement dit, il s’agit simplement d’un échange entre deux particuliers, sans que l’entreprise ne touche un centime. La vente ou l’achat d’une action LVMH n’a aucune incidence directe sur LVMH : elle n’affecte ni ses usines, ni ses emplois, ni ses investissements.
    Même une baisse du cours n’a qu’un impact psychologique ou comptable sur les fortunes, pas sur la production. L’entreprise ne s’appauvrit pas : seuls ses propriétaires voient la valeur estimée de leurs actifs fluctuer.
  3. Le divorce entre la valeur réelle et la valeur boursière
    On continue pourtant à présenter la Bourse comme le baromètre de la santé économique. C’est une illusion. Depuis des décennies, la valeur d’un titre n’a plus grand-chose à voir avec la valeur fondamentale de l’entreprise (bénéfices, actifs, endettement, carnet de commandes). Elle dépend bien davantage des anticipations spéculatives, des effets d’annonce et des mouvements automatiques des algorithmes de trading.
    Le capitalisme financier a ainsi rompu avec le capitalisme productif : la Bourse est devenue un miroir déformant où la spéculation l’emporte sur la réalité économique. Taxer les grandes fortunes revient donc, non pas à attaquer l’économie réelle, mais à corriger un déséquilibre de redistribution créé par la financiarisation excessive.
  4. Un impôt sur le patrimoine, ce n’est pas une punition, c’est une réparation
    Rétablir une fiscalité sur le patrimoine n’est pas une idéologie, c’est une réponse rationnelle à une concentration extrême des richesses. Les 10 % les plus riches détiennent 72 % du patrimoine français, et le 1 % supérieur en concentre près de 40 %. Pendant ce temps, la moitié des Français vit avec moins de 2 000 € par mois et supporte, proportionnellement, davantage de TVA et de taxes indirectes que les plus aisés.
    Taxer équitablement le patrimoine, c’est donc restaurer la justice fiscale, sans affaiblir l’investissement ni menacer l’emploi. C’est rétablir un minimum de symétrie entre le capital spéculatif, qui fructifie souvent sans risque ni effort, et le capital productif, qui crée réellement la valeur.
  5. Rendre à la fiscalité sa vérité économique
    Taxer le patrimoine, ce n’est ni punir la réussite, ni détruire la croissance ; c’est reconnaître une évidence : le capital n’est pas sacré parce qu’il est accumulé. L’économie réelle ne se nourrit pas de fortunes dormantes, mais de circulation, d’investissement et de redistribution efficace. Et si l’on veut que la France retrouve sa vitalité économique, il faudra bien cesser de confondre le propriétaire avec l’entreprise, la spéculation avec la production, et l’idéologie avec l’économie.

© Richard Abitbol

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