Au chapitre des souvenirs.
Je suis souvent aujourd’hui entre sourire et émotion au souvenir de ma découverte du monde des juifs d’Afrique du Nord.
Je dois avouer que je n’en possédais qu’une connaissance toute théorique puisée dans les ouvrages d’ethnologie de la bibliothèque paternelle: on y découvrait des jeunes femmes en hennin, des jeunes filles en habits richement brodés ramenant des troupeaux de mouton vers une ferme de vieilles pierres sur un sol caillouteux, des grands mères au rouet et à la quenouille et de nobles vieillards poussant des dromadaires – et sur la grande planche de l’encyclopédie en noir et blanc il était inscrit: « Juifs de Tlemcen et du Moyen-Atlas »….
Cela faisait rêver, cela faisait travailler l’imagination mais cela permettait assez peu de reconnaître un israélite de l’Atlas en un monsieur en complet veston prenant le métro aussi banalement qu’un natif de Cracovie débarqué à Paris avec payess et tsitsits et qui était rapidement passé chez le coiffeur afin de pouvoir devenir représentant en électroménager sonnant aux portes d’étages en étages un aspirateur Electrolux à la main.
C’est d’ailleurs ainsi, auprès d’un de ces représentants pratiquant le plus vieux métier juif: colporteur, que ma mère avait renouvelé son aspirateur: il faut dire que ma mère possédait un magnifique aspirateur acheté en 1930, au lourd traîneau cylindrique en ébonite rouge bordeaux et que j’avais largement mis à contribution pour mes premiers apprentissages de dressage de mustangs ou de destriers – appareil qui était en principe garantie à vie. Voire car un jour qu’elle procédait à un ménage minutieux, ne voilà-t-il pas qu’elle voulut ranger un de ses nombreux livres rapportés de Russie qui était posé sur le marbre de la cheminée, le volume s’ouvre, à la vue de la belle langue russe ma mère se plonge dans les Frères Karamazov, plumeau sous le bras, tuyau d’aspirateur posé au sol, celui-ci tournant, tournant à sa fantaisie, tournant jusqu’à émettre une fumée d’abord grise puis roussâtre, et ma mère lisait, lisait, maintenant le coude sur la cheminée, passionnée, cependant la bête rouge bordeaux crépitait, je tentais sans succès de tirer sur la manche de ma mère voyant mon alezan flamber, et elle parut soudain surprise lorsque mon père qui était journaliste et qui dans la pièce voisine tapait un long article à la machine, une impressionnante Remington, surgit lui disant: Je crois bien que ton aspirateur prend feu – et elle de répondre, très naturellement: Tu n’aurais pas pu me le dire plus tôt.
Par chance, très vite se présenta à la maison un monsieur avec un appareil Electrolux primé à l’exposition de la Porte de Versailles (peut-être mon père avait-il suggéré sa venue au magasin de la rue Caulaincourt…), lequel s’exprimait en plusieurs langues couramment admises à la maison, qui passa l’aspirateur partout, démontrant les progrès de l’âge moderne, acceptant une tasse de thé bue à la russe, complimentant le stroudel, et qui enfin sut parfaitement faire affaire, un monsieur en complet veston comme tout ancien élève de la yeshiva du Rebbe de Tchernobyl qui se respecte et dont la vie a fait un monsieur qui place des aspirateurs, des frigidaires, des lits Lévitan et des quatre chevaux Renault….
Je m’écarte du propos, c’était juste pour dire que lorsque l’on apprit vers 1956 que de nombreux Juifs d’Afrique du Nord arrivaient en métropole, je guettais soigneusement des grands-mères au rouet, des jeunes filles en hennin ou des pères de famille précédés de dromadaires et point des gens comme tout le monde.
Lorsque madame Touboul, grande dame brune, triste et réservée et dont le fils était avocat emménagea, nul le la soupçonna d’être juive: ma mère simplement qui avait voyagé au Kazakhstan, en Azerbaïdjan, en Crimée et qui se régalait de poivrons grillés, de pois chiches, de shish-kebabs, aimait assez l’odeur de sa cuisine.
Ce n’était point que l’on ne connût point de « séfarades »: une cousine de mon père avait épousé un Perez et une autre un Suarez: on les voyait peu, mais c’était gens de culture judéo-espagnole ou judéo-portugaise, venus de Salonique, parlant ladino, cuisinant le riz au safran et non le couscous….
Notre méconnaissance était telle que, un jour, mon père rentra à la maison et sur le ton du drame le plus tragique annonça: Tout est perdu: le quartier de la rue Richer et du Faubourg Montmartre n’a plus que des commerçants arabes…
Ma curiosité fut si agacée qu’un jour de Roschoshoyne par curiosité j’y allai faire un tour et vis tout fermé, j’y repassais le lendemain et vis sur les rideaux baissés: fermé le (date de Kippour) – et je rentrai à la maison pour lancer fièrement à mon père: Papa, tes arabes sont des Juifs! Effarement familial!
Quelques jours plus tard je m’en allais chez Zazou et je me lançais à l’eau, achetant des gâteaux que je fus seul à apprécier à la maison…
Il faut dire que nous étions onze Juifs dans la classe, élevés de façon assez distante de la religion, tous aschkénazes, tous avec des histoires de famille compliquées, endeuillées trop souvent, les parents sympathisaient, se téléphonaient, s’invitaient et nos mères échangeaient des recettes, parfois surgissait chez l’un un cousin ou une cousine échappés de l’enfer soviétique, un oncle d’Israël ou une soeur de Montréal ou Vancouver (en 1958 on ne voyageait pas avec l’aisance de ces dernières années) et on organisait des soirées, des thés, des dîners autour de celui ou celle qui arrivait: je vois encore ma mère posant des questions, si on connaissait ou avait entendu parler ou savait quelque chose de x, y, généralement cela se terminait par le mouchoir aux yeux et le thé qu’on resservait très vite pour faire diversion.
Pourtant c’était au niveau des amours de jeunesse que les premières rencontres inter-ethniques purent se faire.
Pour ma part je devais avoir quatorze ans lorsque je tombai sous le charme d’une très jeune fille, je me souviens bien de son nom: Eliette, que je n’écris ni ne prononce sans émotion, dont la famille était d’origine marocaine, famille bourgeoise récemment arrivée dans le neuvième arrondissement (ces quartiers: huitième, neuvième, dix-septième, dix-huitième, étaient les miens, ceux de mes camarades de lycée), elle était fine musicienne, brillante déjà, et je l’avais connue chez notre professeur de piano.
Par elle, chez qui j’allais souvent, j’ai tout à coup découvert l’atmosphère d’une famille juive marocaine aisée et cultivée depuis plusieurs générations, un univers qui me séduisait, m’enchantait, des délicatesses pour le très jeune adolescent venant de perdre sa mère que j’étais et puis une atmosphère moins endeuillée que celle de notre univers aschkenaze sur lequel pesait une mémoire douloureuse, écorchée à vif et si récente.
Enfin, moins endeuillée, je le dirais très vite, puisque cette très jeune fille, à l’avenir qui aurait dû être si joli avec son sourire à la Anne Frank, fut emportée à quinze ans d’un cruel et brusque cancer.
© Jacques Neuburger