
L’Iran, le Hamas, le Hezbollah ont juré la disparition de l’État d’Israël. Leurs discours, leurs actes, leurs alliances s’inscrivent dans une même continuité idéologique : celle d’un monde où la question juive reste, sous d’autres formes, le révélateur central du rapport entre le religieux et le politique.
Ce qui se joue autour de la Palestine n’est pas seulement une rivalité territoriale ni même une opposition nationale : c’est un affrontement d’ordre symbolique et théologique, qui touche au cœur de l’identité du monde arabo-musulman et, par ricochet, à celle de l’Occident.
L’antisémitisme, sous ses habits nouveaux, gagne à nouveau l’Europe, et les Juifs, qui y avaient trouvé après la Shoah une fragile sécurité, commencent à fuir.
La question, dès lors, s’impose avec d’autant plus d’insistance : pourquoi ce minuscule territoire, grand comme trois départements français, sans ressources naturelles particulières, sans autre force que celle de son capital humain et de son histoire spirituelle, cristallise-t-il à ce point les passions, les haines, les culpabilités et les fantasmes du monde entier ?
Pourquoi Israël est-il devenu l’obsession commune des sociétés musulmanes et d’une partie des sociétés occidentales ?
Visiblement, l’enjeu ne peut pas être matériel. Il n’y a ni manque d’espace ni rareté vitale qui justifieraient cette intensité émotionnelle et symbolique. Ce qui se joue, c’est la signification spirituelle d’un peuple qui a survécu à tous les empires, à toutes les persécutions, et qui, par le seul fait de son existence politique retrouvée, rappelle au monde quelque chose qu’il voudrait oublier : la permanence du divin dans l’histoire.
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L’Islam et le christianisme, religions universelles nées dans le prolongement et la rupture du judaïsme, ont eu besoin, pour affirmer leur propre vérité, de soumettre la religion mère qu’ils prétendaient dépasser.
Le judaïsme, en refusant de reconnaître en Jésus le Messie ou en Mahomet le Prophète, s’est trouvé transformé, dans ces récits religieux concurrents, en contrepoint démoniaque. Le Juif devint l’incarnation du refus de croire, du rejet de la Révélation, du défi lancé à la vérité révélée par Dieu.
De là est née cette image du Juif comme figure de la résistance à la foi universelle, puis comme incarnation du mal : être cupide, rusé, dominateur, tueur de prophètes, rival de Dieu.
Ce processus d’altérisation religieuse, vieux de près de deux millénaires, a produit dans l’inconscient collectif chrétien et musulman un fond imaginaire persistant : le Juif comme figure du non-assimilable, du rebelle, du corrupteur.
La Révolution française, en émancipant les Juifs et en les intégrant à la citoyenneté, n’a pas effacé cette représentation : elle l’a déplacée. Le Juif émancipé, libéré du ghetto, est devenu à la fois symbole du cosmopolitisme moderne et de la puissance de l’argent. On l’a vu comme un bénéficiaire excessif de la modernité, celui qui, par son intelligence, par sa mobilité, par son esprit critique, tirait parti d’un monde dont il semblait pourtant contester les fondements.
Ainsi, les succès visibles des Juifs dans les domaines des sciences, de la finance, de la culture, ont ravivé, sous des formes laïcisées, la vieille jalousie théologique.
L’Europe, en cessant de croire, n’a pas cessé de haïr : elle a simplement sécularisé ses haines religieuses.
C’est ce que résume, d’une certaine manière, le passage de l’accusation de déicide à celle de complot mondial : Les Protocoles des Sages de Sion n’étant rien d’autre qu’une transposition politique de la vieille théologie de la perversion juive.
Le nazisme, quant à lui, a donné à ce délire une rationalité meurtrière : il a fait du Juif la cause de tous les désordres du monde moderne — du capitalisme à la révolution, de la décadence morale à la mondialisation. Il fallait l’anéantir pour purifier le monde.
L’extermination des Juifs fut alors présentée comme une forme paradoxale de salut terrestre : sauver l’humanité d’un mal incarné.
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Après la Shoah, l’histoire aurait pu s’arrêter là, dans le silence de la culpabilité. Mais la création de l’État d’Israël, en 1948, changea la donne.
Les Juifs avaient désormais un pays, une armée, une souveraineté : tout ce qui, pendant des siècles, leur avait été refusé.
Ce fut une révolution anthropologique : le peuple de l’exil, du livre et de la prière devenait un peuple politique, un peuple d’action, de frontières, de guerre.
Et cette mutation, incomprise, troubla profondément la conscience occidentale.
Car elle contredisait à la fois les fondements du christianisme — pour lequel le Juif est voué à l’errance — et ceux de la modernité politique, qui n’imaginait pas que le peuple élu pût redevenir un acteur souverain de l’histoire.
Dès lors, la haine religieuse se déplaça vers le terrain politique : le Juif individuel, victime, devint respectable ; mais l’État des Juifs, fort et armé, devint haïssable.
L’antisémitisme, discrédité, se régénéra dans l’antisionisme.
Ainsi, le vieux mythe du Juif dominateur trouva dans l’État d’Israël une incarnation commode : on pouvait à nouveau diaboliser le Juif sans avoir l’air d’y toucher.
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À partir de 1967, date de la victoire militaire éclatante d’Israël dans la guerre des Six Jours, la perception du conflit changea radicalement.
Le petit peuple menacé devint, dans les représentations occidentales, un oppresseur tout-puissant.
Cette inversion symbolique s’explique moins par l’évolution du terrain que par celle des mentalités européennes.
La génération née de la Seconde Guerre mondiale a grandi dans la conviction que le nationalisme est le mal absolu, que la guerre est la négation de l’humanité, et que la paix universelle est la seule justification morale du politique.
Dans cette vision, Israël, État-nation fier de sa particularité, revendiquant le droit à sa défense, apparaît comme un anachronisme : un reste du monde ancien, à l’heure où l’Europe rêve d’un monde sans frontières et sans racines.
À cela s’ajoute, pour beaucoup d’Européens issus de cultures chrétiennes devenues agnostiques, un malaise devant l’existence d’un État fondé sur une identité religieuse.
Ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, qu’il s’agit d’abord d’un projet national, d’une volonté de continuité historique et non d’un théocratisme.
Mais cette confusion sert leur confort moral : elle leur permet de rejeter sur Israël les ambiguïtés qu’ils ne veulent pas penser en eux-mêmes — le rapport entre foi, appartenance, et modernité.
Ils adoptent alors le récit palestinien sans distance critique, avec la même ferveur que celle qu’ils mettent à nier l’islamisation de leurs propres quartiers.
Ils se veulent antiracistes, mais reproduisent inconsciemment le vieux schéma manichéen : le faible a raison, le fort a tort ; le dominé est pur, le dominant est coupable.
Ils ont hérité du christianisme un sens exacerbé de la faute, devenu, par retournement, un masochisme civilisationnel : leur compassion est une manière de se punir.
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La gauche, elle aussi, a évolué dans ce sens.
Elle a aimé Israël quand celui-ci incarnait le courage du petit peuple socialiste et pionnier, cerné par des ennemis puissants.
Elle le déteste depuis qu’il a triomphé, depuis qu’il est devenu ce qu’elle ne comprend plus : une démocratie de combat, enracinée, assumant sa singularité.
Son amour s’est déplacé vers les Palestiniens, qui sont venus remplir la fonction messianique jadis occupée par le prolétariat : celle de victimes absolues, porteuses d’une innocence rédemptrice.
Ainsi, l’antisémitisme traditionnel, hérité des cultures chrétienne et islamique, s’est allié à un antisémitisme de gauche, fondé sur la morale du tiers-mondisme.
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Plus gravement encore, la plupart des Européens, juifs ou non, n’ont pas compris la nature du monde arabe.
Ils croient à la rationalité des États, à la logique des compromis, à la paix des traités.
Mais ils ne voient pas que, pour beaucoup de dirigeants arabes et pour les théocraties iraniennes, le conflit israélo-palestinien est d’abord une question théologique.
La présence d’un État juif souverain, sur un territoire que l’islam considère comme terre d’islam, est une hérésie insupportable.
Les Palestiniens eux-mêmes n’ont jamais voulu d’un État à côté d’Israël, car leur lutte ne vise pas à la coexistence, mais à l’effacement.
Leur objectif déclaré, qu’on feint de ne pas entendre, est la disparition de l’État juif.
Ce n’est pas la paix qu’ils cherchent, mais la restauration d’un ordre sacré : celui d’un monde où l’islam règne seul.
Les mollahs iraniens, les dirigeants du Hamas ou du Hezbollah ne sont ni fous ni cyniques : ils sont cohérents.
Ils poursuivent un but qu’ils estiment juste, sacré, non négociable. Et pour cette “justice”, ils sont prêts à tout sacrifier.
La gauche israélienne, épuisée, ne le comprend plus.
L’Europe, fascinée par son propre déclin, l’ignore volontairement.
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Le conflit israélo-palestinien est donc bien plus qu’un affrontement local : il est le miroir de la crise spirituelle du monde moderne.
Il révèle, sous la surface des idéologies et des discours moralisants, la persistance des imaginaires religieux et des passions métaphysiques.
C’est pourquoi il obsède à ce point l’humanité contemporaine : il nous rappelle que le religieux, loin d’avoir disparu, continue de structurer nos peurs et nos fidélités.
Et qu’au-delà des frontières et des doctrines, l’histoire reste, toujours, le champ de bataille entre les dieux.
Conclusion — La guerre du sens dans un monde désenchanté
Le conflit israélo-palestinien ne se comprend que si l’on saisit qu’il concentre, dans un espace minuscule, trois niveaux d’affrontement étroitement imbriqués : religieux, politique et anthropologique.
Religieux d’abord, parce qu’il met en jeu, sous une forme moderne, la lutte pluriséculaire entre trois héritiers d’un même Dieu. Le judaïsme, par sa survie politique et spirituelle, rappelle à l’islam et au christianisme leur dette originelle et leur inachèvement. C’est ce rappel, insupportable, qui suscite les formes variées de la haine : l’existence d’Israël fait retour du refoulé théologique de l’humanité monothéiste. À travers la permanence juive, c’est la question du divin dans l’histoire qui se redresse, au moment même où l’humanité prétendait s’en être affranchie.
Politique ensuite, parce qu’Israël est, dans le monde contemporain, le dernier État-nation fondé sur une idée spirituelle de la souveraineté. L’Occident, dans son désir de se dépasser lui-même, ne comprend plus cette affirmation d’un collectif enraciné dans une mémoire, une langue, un sol, un rapport charnel à la continuité. Israël dérange, parce qu’il représente la persistance d’une idée forte de la nation — non pas impériale ou expansionniste, mais existentielle. Là où l’Europe a dissous le politique dans la morale, Israël continue à en faire une condition de survie. Il incarne ce que nos sociétés ont perdu : la conscience tragique du lien entre liberté et histoire.
Enfin, anthropologique : car au fond, la passion qu’Israël suscite révèle la transformation de l’homme moderne face au sacré. Le désenchantement du monde n’a pas supprimé le besoin de foi : il l’a simplement déplacé. Là où Dieu s’est tu, l’humanité s’est mise à diviniser ses idoles — la victime, la justice, la paix abstraite, la compassion — et à vouer aux gémonies tout ce qui lui rappelle le réel. Israël, par son obstination à exister dans la dureté du monde, par son refus d’être seulement une idée morale, renvoie à chacun cette contradiction.
C’est pourquoi il est devenu le bouc émissaire universel d’un monde sans transcendances mais saturé de moralisme : il incarne le retour du tragique dans des consciences qui ne savent plus le penser.
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L’Occident moderne, en s’émancipant des religions, n’a pas supprimé la structure religieuse de son imaginaire : il l’a retournée contre lui-même. Il n’adore plus Dieu, mais l’humanité. Il ne croit plus à la faute originelle, mais à la culpabilité historique. Et il cherche, à intervalles réguliers, un peuple sur lequel reporter ce fardeau.
Hier les colonisateurs, aujourd’hui les Israéliens : toujours la même mécanique sacrificielle, toujours la même espérance de purification.
Sous le masque du pacifisme et de l’universalisme, le vieux mythe du salut demeure — mais vidé de transcendance, il se change en haine.
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Ce que révèle Israël, c’est la vérité nue de la modernité : le monde désenchanté n’est pas pacifié. Il continue à rejouer, sous d’autres langages, la guerre des dieux.
La décolonisation, le tiers-mondisme, le progressisme moral, ne sont pas des dépassements du religieux, mais ses réincarnations laïques.
C’est pourquoi la question d’Israël dépasse infiniment Israël : elle interroge la capacité des hommes modernes à coexister sans mythe, à habiter le réel sans s’y inventer un ennemi.
Tant que l’humanité refusera d’assumer le tragique de son histoire — le fait que la justice et la paix ne sont jamais données mais toujours à conquérir, toujours fragiles —, elle aura besoin de sacrifier un peuple pour apaiser ses contradictions.
Aujourd’hui, ce peuple est celui d’Israël. Demain, ce sera un autre.
Car au fond, ce n’est pas Israël qui divise le monde : c’est le monde lui-même, incapable d’accepter que le mal ne vient pas d’un autre, mais de lui.
En cela, le conflit israélo-palestinien est le miroir du désarroi contemporain : une guerre du sens dans un monde désenchanté.
Et tant que cette guerre ne sera pas reconnue pour ce qu’elle est — une guerre de croyances sous couvert d’humanisme —, l’Occident continuera d’y perdre, non seulement sa lucidité, mais peut-être aussi le peu de foi qu’il lui reste dans l’homme.
La tentation, face à tant d’incompréhensions, serait de conclure à l’impossibilité de toute réconciliation, à la fatalité de la haine. Ce serait oublier que l’histoire, même dans ses replis les plus sombres, demeure un lieu de transformation. La question n’est pas de savoir si les religions peuvent s’aimer ni si les peuples peuvent s’abolir mutuellement ; elle est de comprendre comment les sociétés modernes peuvent encore se réconcilier avec ce qu’elles ont refoulé : leur part tragique, leur besoin de transcendance, leur rapport à la limite.
L’humanisme des Lumières, celui qui fit naître les émancipations et les droits, a accompli une œuvre immense : il a libéré l’homme de la tutelle du divin, il l’a érigé en sujet de son destin. Mais en écartant le religieux sans en comprendre la fonction anthropologique, il a laissé l’humanité sans langage pour dire ce qui la dépasse. Il a remplacé la foi par la morale, la communion par la norme, la transcendance par la procédure. Le résultat n’est pas la paix, mais un vide — un vide que comble aujourd’hui la violence identitaire, le fanatisme, la nostalgie du sacré.
Il faut désormais inventer un autre humanisme : non plus celui de la table rase et du progrès automatique, mais celui de la lucidité. Un humanisme capable de reconnaître ce que les religions avaient compris et que la modernité a oublié : que l’homme ne vit pas seulement de raison, mais de récit ; qu’il a besoin de symboles pour se lier, de mémoire pour se reconnaître, de frontières pour se situer.
Ce nouvel humanisme ne consisterait pas à revenir aux dogmes, mais à rouvrir l’espace du sens : un espace où la responsabilité remplace la culpabilité, où la fidélité n’exclut pas l’universel, où la différence n’est plus vécue comme une menace mais comme une condition du commun.
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C’est là qu’Israël, paradoxalement, peut devenir une figure d’avenir.
Non pas en modèle politique à imiter, mais en révélateur.
Son existence rappelle que la modernité ne se définit pas contre le sacré, mais par la manière dont elle le transforme. Qu’un peuple puisse exister en conjuguant mémoire, identité et démocratie, malgré la haine du monde, montre qu’une synthèse reste possible entre l’ancien et le nouveau, entre la foi et la liberté.
À cette condition seulement — reconnaître que le religieux n’est pas l’ennemi de la raison mais l’une de ses sources —, l’Occident pourra sortir du cercle vicieux de la repentance et de la haine de soi.
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L’avenir, s’il doit y en avoir un, ne consistera pas à effacer les différences, mais à leur donner un sens commun.
Le dialogue entre Israël et ses voisins, s’il veut dépasser la guerre des récits, devra lui aussi passer par cette lucidité : cesser de croire que la paix se fera par la négation de l’autre, et admettre qu’elle ne peut naître que d’une reconnaissance mutuelle des blessures et des légitimités.
Car la paix n’est pas l’absence de conflit : elle est l’invention d’un cadre où le conflit cesse d’être destructeur pour devenir créateur.
L’humanité ne guérira pas en se jugeant, mais en se comprenant.
Et cette compréhension suppose d’affronter la part religieuse du politique, la part tragique de la raison, la part de mystère qui continue de fonder nos existences collectives.
C’est à ce prix seulement que pourra naître un humanisme à la hauteur de notre temps : un humanisme désenchanté, mais non désespéré ; sans illusions, mais non sans foi.
Car au bout du compte, le défi qu’Israël pose au monde n’est pas celui de la puissance ou du droit, mais celui du sens : comment continuer à croire en l’homme, quand tout rappelle que le divin, en se retirant, n’a laissé derrière lui qu’une immense responsabilité ?
© Charles Rojzman