
Mais les pilules dures sont souvent des remèdes. Elles nous guérissent des illusions qui nous affaiblissent. Elles nous apprennent à ne pas compter sur la miséricorde des autres, mais sur notre propre force, notre unité et notre foi.
Il y a certaines vérités que chaque génération de Juifs doit réapprendre — des vérités amères, inflexibles et impossibles à habiller d’optimisme.
Ce sont des pilules difficiles à avaler parce qu’elles brisent des illusions que nous préférerions conserver: l’illusion que le monde a changé, que l’antisémitisme peut être combattu par la raison, qu’Israël peut gagner l’amour s’il se comporte mieux, ou que les Juifs seront un jour pleinement acceptés comme égaux parmi les nations.
L’antisémitisme d’aujourd’hui provient aussi bien de la droite que de la gauche, mais il revêt des apparences différentes. À droite, il apparaît sous les traits familiers de la cabale mondiale, du banquier, du marionnettiste, du parasite de la nation. Il se nourrit de complots et de boucs émissaires, et s’il se pare parfois de nationalisme, il est toujours animé par l’envie et le ressentiment.
La gauche, au contraire, a réinventé l’antisémitisme comme vertu morale, présentant les Juifs comme des privilégiés, Israël comme un oppresseur et l’« antisionisme » comme une forme de justice. Là où la droite haïssait les Juifs parce qu’ils étaient apatrides et déracinés, la gauche les hait parce qu’ils ont un État et le défendent.
Les deux camps prétendent combattre le mal, et dans les deux cas, le Juif en est le symbole. L’un nous condamne pour notre cosmopolitisme ; l’autre pour notre appartenance tribale. L’un méprise notre prétendu pouvoir ; l’autre nie tout droit au pouvoir. Le Juif, particulièrement, ne peut jamais faire le bien aux yeux du monde.
Ce n’est pas une histoire nouvelle. De Pharaon à Haman, de Torquemada à Staline, l’accusation a simplement changé de visage. Les Juifs sont trop riches, trop pauvres, trop religieux, trop laïcs, trop différents, trop semblables, trop loyaux envers eux-mêmes, trop déloyaux envers les autres. Les contradictions importent peu. La haine elle-même est la constante.
Ainsi, Israël, le Juif collectif, hérite de ce même deux poids, deux mesures. C’est la seule nation dont la légitimité est quotidiennement débattue. D’autres pays peuvent commettre des atrocités et être pardonnés ; Israël peut se défendre et être condamné. D’autres nations érigent des murs et des frontières pour protéger leur peuple ; Israël en construit un et est accusé d’apartheid. D’autres nations gagnent des guerres et imposent des conditions de paix ; lorsqu’Israël gagne une guerre, il doit s’excuser d’avoir survécu.
Lorsqu’Israël est attaqué et riposte, le monde dit : « Assez de sang versé. » Lorsque des Juifs sont assassinés, le monde dit : « Mais n’attisons pas les tensions. » Il y a toujours une équivalence morale à établir, toujours un appel à la « retenue » qui ne s’applique qu’aux Juifs.
Il ne s’agit pas là de simples hypocrisies politiques. Elles reflètent une vérité psychique plus profonde : Israël n’est pas jugé selon les mêmes critères que les autres nations, car il n’est pas perçu comme une nation comme les autres. Il est perçu comme la réincarnation du Juif : l’étranger, l’outsider, l’éternel test moral.
Le renversement moral est stupéfiant. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, le monde s’est mobilisé du jour au lendemain. Lorsque des Noirs ont été tués, des manifestations ont envahi les rues du monde entier. Lorsque le Hamas a massacré des familles juives – en les brûlant, en les mutilant, en les kidnappant – le monde a hésité, tergiversé, rationalisé. Certains ont même applaudi.
Aucune promesse d’un gouvernement aux Juifs ne vaut le papier sur lequel elle est écrite. L’empathie du monde est conditionnelle. Il y a toujours un « mais ». Le massacre a été terrible, mais Israël l’a provoqué. Les otages doivent être libérés, mais le « blocus » doit cesser. Chaque expression d’horreur est rapidement suivie d’une clause qui blâme les victimes d’exister.
Le silence qui a suivi le 7 octobre n’était pas de l’ignorance ; c’était de l’indifférence, ou, pire, du soulagement. Pour beaucoup, il a réaffirmé un récit réconfortant : les Juifs ne sont pas innocents, la souffrance a retrouvé son ordre cosmique « juste ». Les Juifs victimes ont du sens aux yeux du monde. Les Juifs défenseurs, eux, n’en ont pas.
C’est l’ironie insupportable de l’existence juive : nous sommes damnés si nous agissons, damnés si nous ne le faisons pas. Quand nous nous battons, on nous traite de brutaux. Quand nous nous abstenons, on nous traite de faibles. Quand nous nous assimilons, on nous accuse d’infiltration. Quand nous résistons à l’assimilation, on nous accuse de séparatisme. Quand nous mourons, on nous plaint ; quand nous survivons, on nous déteste.
Il existe une phrase célèbre du prophète Balaam, qui chercha à maudire les Israélites, mais fut contraint de les bénir : « Voici un peuple qui demeure à l’écart, et qui n’est pas compté parmi les nations. » C’est peut-être la description la plus durable jamais écrite du destin juif. C’est à la fois une bénédiction et une malédiction. « Vivre seul », c’est posséder une clarté morale, savoir qui l’on est même lorsque les autres nous comprennent mal. Mais c’est aussi synonyme d’isolement – la douloureuse certitude qu’au moment opportun, personne ne viendra à notre secours.
L’histoire le confirme. De la destruction des Temples aux pogroms, de l’Holocauste au Hamas, les Juifs ont appris à maintes reprises qu’aucune autre nation ne livrera leurs combats. Les promesses de protection se dissipent quand cela leur convient. Les traités sont abandonnés. Les amis deviennent des menteurs ou des critiques.
Si Israël survit, et il survivra, ce sera grâce aux Juifs, et aux Juifs seuls, qui y parviendront. Non pas grâce à l’aide étrangère, aux alliances changeantes ou à la sympathie morale, mais grâce à la détermination, à l’ingéniosité, au sacrifice et à la foi des Juifs.
Être juif, c’est donc vivre en tension entre idéalisme et réalisme. Nous sommes un peuple visionnaire, appelé à réparer le monde, à rechercher la justice, à aimer l’étranger. Mais nous sommes aussi un peuple qui doit se défendre contre ce monde même que nous cherchons à réparer. Nous croyons en la paix, mais nous ne pouvons pas nous permettre la naïveté. Nous croyons en l’humanité, mais nous avons appris que l’humanité ne croit pas toujours en nous.
C’est une pilule difficile à avaler. Les Juifs veulent être appréciés. Nous voulons croire que si nous nous expliquons clairement, si nous présentons des arguments moraux, si nous menons une guerre juste, le monde comprendra. Il ne l’a jamais fait. Il ne le comprendra jamais.
Les guerres d’Israël ne se déroulent pas seulement sur le champ de bataille. Elles se déroulent devant l’opinion publique mondiale, dans les salles de presse, dans les salles de classe, dans les rues des capitales occidentales. À chaque fois, le verdict est le même : le Juif est coupable jusqu’à preuve du contraire.
Et nous avalons donc une autre pilule : l’indignation du monde ne reflète pas nos actes, mais son propre malaise face à la souveraineté juive. L’existence même d’un État juif puissant et autodéfensif offense un ordre subconscient où les Juifs sont censés dépendre des autres pour leur sécurité. Notre indépendance perturbe le scénario. Elle rappelle au monde que les victimes de l’histoire ont un pouvoir d’action, et cela les perturbe.
Nous nous disons que les choses sont différentes aujourd’hui, que nous vivons à une époque éclairée, que l’antisémitisme est quelque chose qui peut être acheté, volontairement ou bien intentionné.
Mais les événements de ces dernières années ont dissipé cette illusion. Nous avons vu des présidents d’université se ridiculiser au lieu de condamner les appels à la haine antijuive. Nous avons vu des synagogues vandalisées sous le couvert de l’« antisionisme ». Nous avons vu des Occidentaux défiler aux côtés des islamistes, chacun instrumentalisant l’autre à ses propres fins idéologiques.
Ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que nous ne pouvons plus faire semblant de ne pas le voir.
La condition juive mondiale est une fois de plus révélée telle qu’elle a toujours été : précaire. Notre sécurité en diaspora a toujours reposé sur la tolérance, et la tolérance est fragile. Notre souveraineté en Israël a toujours reposé sur la vigilance, et la vigilance est épuisante. Être juif n’est jamais facile. Il n’y en a jamais eu.
Et pourtant, nous résistons. C’est peut-être la pilule la plus dure à avaler, du moins pour nos ennemis. Ils ont essayé toutes les méthodes pour nous effacer : l’exil, la conversion, l’annihilation, l’assimilation, la diffamation. Aucune n’a réussi. Tous les empires qui cherchaient à nous détruire ont disparu ; les Juifs demeurent.
Nous avons survécu à Babylone, à la Perse, à Rome, à l’Espagne, au Troisième Reich, à l’Union soviétique. Nous survivrons aussi au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran. Mais la survie a un prix : la désillusion. L’âme juive doit porter le poids du désir moral et du réalisme historique. Nous devons construire une société qui aime la paix mais se prépare à la guerre, qui croit en la justice universelle tout en sachant que la justice ne sera jamais universelle lorsqu’elle nous concerne.
La position singulière d’Israël n’est donc pas seulement géopolitique ; elle est métaphysique. Elle se présente comme le miroir moral du monde. Lorsqu’Israël agit, le monde se révèle. Ceux qui réclament les droits de l’homme se taisent souvent lorsque les droits des Juifs sont bafoués. Ceux qui défendent la diversité reculent devant la singularité juive. Ceux qui prônent la paix exigent qu’Israël seul en paie le prix.
Israël expose l’hypocrisie parce qu’il incarne la contradiction : une démocratie moderne enracinée dans une foi ancienne ; une nation de réfugiés devenue une superpuissance régionale ; un symbole d’endurance que le monde souhaite toujours voir disparaître.
Nous devrions cesser d’attendre l’équité. L’équité n’est pas un luxe juif. C’est l’espoir des enfants. Le Juif adulte doit voir le monde tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être.
Voilà donc ce que signifie vivre seul : accepter que l’histoire juive n’a jamais été une question d’intégration, mais de singularité. Accepter la solitude non pas comme une punition, mais comme un destin. Savoir qu’être incompris n’est pas un échec, mais une fidélité – une fidélité à un objectif plus grand que la popularité.
Cette prise de conscience procure une certaine liberté. Lorsqu’on cesse d’attendre des applaudissements, on agit par conviction, et non par validation. Lorsqu’on cesse d’attendre l’approbation du monde, on commence à vivre selon ses propres valeurs morales.
Depuis des millénaires, les Juifs sont la conscience du monde, son bouc émissaire et son rappel que la morale ne peut se réduire à l’opinion majoritaire. Ce rôle est solitaire, mais il est sacré.
Alors oui, ce sont des pilules difficiles à avaler si vous êtes juif : que l’antisémitisme porte à la fois du rouge et du marron ; qu’Israël est damné s’il le fait et damné s’il ne le fait pas ; que quand Israël gagne, il doit s’excuser d’avoir survécu ; qu’aucun engagement envers la sécurité juive n’est fiable, sauf le nôtre ; que l’empathie du monde est sélective ; que les Juifs, une fois de plus, sont seuls.
Mais les pilules dures sont souvent des remèdes. Elles nous guérissent des illusions qui nous affaiblissent. Elles nous apprennent à ne pas compter sur la miséricorde des autres, mais sur notre propre force, notre unité et notre foi.
Les Juifs sont seuls, mais pas abandonnés. Dans notre solitude résident notre alliance, notre résilience et notre continuité indéfectible. Le rejet du monde ne nous a jamais définis. C’est notre réponse qui le définit.
Nous vivons seuls et endurons ensemble. Ce n’est pas une malédiction. C’est notre vocation.
© Theo Lapierre

Magnifique de vérités
TRES BONNE ANALYSE !
C’EST CE QUE JAI VECU TOUTE MA VIE (ÂGÉE DE 86 ANS) DANS TROIS PAYS.(EGYPE – FRANCE ET ISRAËL) EN FRANCE, PAYS DES LUMIERES, JAI TOUJOURS ETE CONSIDEREE COMME UNE PERSONNE AYANT EU BEAUCOUP DE CHANCE POUR EXPLIQUER MA REUSSITE. TOUS MES EFFORTS ETAIENT A PEINE RECONNUS ?? SAUF QUAND J’AI EU LA CHANCE DE RENCONTRER UN SUPERIEUR HIÉRARCHIQUE « JUIF » COMME MOI QUI A SU APPRECIER MON TRAVAIL.
En effet tres bonne analyse … mais (il y a toujours un « mais ») selon un proverbe chretien (anatheme pour certains esprits bornes), « charite bien ordonnee commence par soi-meme », en l’occurence nous ne devons pas nous comporter comme nos pires ennemis. Meme si nous ne pouvons pas nous permettre de nous « laisser marcher sur les pieds », ni de tendre l’autre joue apres avoir recu une gifle. Cf. aussi l’admirable fable de La Fontaine, « La Besace ». Le juste milieu est dur a trouver, mais l’injuste milieu n’est pas juif.
Par rapport à ce texte très brillant, je me permets d’apporter une précision même si je n’ai pas le niveau de l’auteur. Je constate une grande nouveauté dans le nouvel antisémitisme- celui de gauche- : Des femmes en très grand nombre détestent Israël avec une parfaite mauvaise foi dans leurs arguments. Ersilia Soudais, Alma Dufour, Rima Hassan, Gabrielle Cathala, Clémence Guetté… Toutes DEPUTEES Toutes L.F.I , ont la haine des juifs . J’EN SUIS SÛR. C’est grave
Magnifique plaidoyer.
Être juif n’est pas facile à vivre au quotidien mais qui
nous oblige. C’est un défi, un challenge permanent
qui nous enrichit et nous demande de nous surpasser !
Pas de place pour la médiocrité !
Bel article auquel toutefois il manque cruellement le souci de comprendre 1) pourquoi ce rôle d’éternelles victimes du peuple juif – et non de TOUS les Juifs cf mon article sur Jacob Frank.
2) comment le peuple juif lui-même peut par inattention et auto-idéalisation s’enfermer dans s’en rendre compte dans le triangle pervers de Karpman au lieu d’en sortir délibérément.
Nous sommes tous toujours ci-responsables des avanies qui nous frappent et la seule issue est de vouloir en prendre conscience.
« Nous sommes tous toujours ci-responsables des avanies qui nous frappent et la seule issue est de vouloir en prendre conscience. » « Avanie » quel curieux terme! Les esclaves sont-ils responsables de leur état? Les victimes de la Shoah étaient-elles responsables de leur sort tragique?
« Avanie » la shoah et les massacres!! Les victimes de la Shoah étaient-elles donc co-responsables? Cette réflexion ressemble beaucoup trop à la repentance permanente que l’on réclame aux occidentaux.
Tout cet article est malheureusement et merveilleusement vrai à la fois.
Mais, mon Mais à moi est autre: Les nations ne sont pas les individus,il est des individus,peu nombreux,certes qui ont assez de sensibilité,d’intelligence pour comprendre le sort qui est fait au peuple juif, et le défendre partout où ils peuvent le faire. Je ne dis pas ça pour dire qu’il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier, au contraire, tout ce qui se passe démontre la pertinence de l’article, je dis ça pour me démarquer de la meute et soutenir un peuple que j’admire. Hélène.
Très beau texte auquel manque la dimension du am segoula , souvent traduit par erreur par peuple élu ou peuple choisi , il reste le peuple mesougal qui peut ou a qui on a donné la possibilité d’être celui qui apporte le point du segol , la justice méconnue des autres nations qui agissent pour leur intérêt et non pour la justice.
Non, vous n’êtes pas seuls. Je suis d’origine catholique et je ressens une grande affinité avec le peuple juif; peut-être encore plus depuis l’écroulement de la civilisation européenne par sa propre faute. Je me retrouve beaucoup plus dans votre éthique que dans l’idéologie occidentale. Je pense également que la haine envers les juifs est à relier avec celle inspirée par les occidentaux, »les blancs ». De nombreux français ne supportent plus le monde dans lequel ils vivent et cet islam triomphant qui sévit dans les pays européens. Mais nous, nous nous inclinons.
Renvoyer dos à dos droite et gauche pour l’antisémitisme n’est pas équitable, loin s’en faut. C’est la droite qui soutient majoritairement Israël. La gauche est devenue infecte de lâcheté et d’électoralisme.