
La France n’a ni un régime présidentiel, ni même un véritable régime semi-présidentiel : elle a un régime parlementaire, mais étouffé dès lors que le Président dispose d’une majorité parlementaire qui lui est acquise.
En droit, la Ve République est restée fidèle à la logique parlementaire : le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale, et le Président n’a que des pouvoirs limités d’arbitrage et de représentation. Mais en pratique, lorsque la majorité parlementaire se soumet à l’Élysée, le Parlement abdique sa souveraineté. Il cesse de contrôler le gouvernement et devient la chambre d’enregistrement de la volonté présidentielle.
La séparation des pouvoirs se dissout alors dans une confusion totale : le chef de l’État gouverne sans en avoir constitutionnellement le droit, et le Parlement obéit sans plus représenter le peuple.
Le référendum de 1962, instaurant l’élection du Président au suffrage universel direct, n’a rien changé à la nature de ce régime. Il n’a ajouté aucun pouvoir nouveau au chef de l’État, mais il lui a conféré une illusion de légitimité nationale qui a bouleversé l’équilibre du système.
Ainsi est né un artefact institutionnel : un Président politiquement élu mais juridiquement impuissant, investi d’une autorité symbolique qu’aucune disposition constitutionnelle ne justifie.
Ce décalage entre la lettre du droit et la perception du pouvoir a semé une confusion durable : la France se croit présidentialiste, alors qu’elle demeure, dans son ossature, une République parlementaire. Mais c’est une démocratie parlementaire asphyxiée, suspendue à la volonté d’un seul homme dès qu’il dispose d’une majorité à sa main.
Lorsque le Parlement se soumet, il abdique — comme en 1940 lorsqu’il remit les pleins pouvoirs à Pétain, ou en 1958 lorsqu’il offrit une légitimité constituante à De Gaulle. Mais lorsque le Parlement exerce pleinement son mandat, le Président redevient ce que la Constitution prévoit qu’il soit : un arbitre sans pouvoir exécutif direct, réduit à ses prérogatives symboliques et à une seule arme politique, la dissolution. Cette arme, conçue pour résoudre les crises, est devenue un moyen de pression sur les députés, un pouvoir de nuisance plus que d’équilibre.
Ainsi, le Président est fort lorsque le Parlement renonce, et nu lorsque la démocratie respire.
Le chef de l’État, qui n’a pas les moyens constitutionnels de son prestige, s’impose alors par la seule force symbolique de son élection. Il concentre entre ses mains une autorité morale et politique qui dépasse son mandat juridique. Le peuple croit élire un monarque démocratique, alors qu’il ne désigne qu’un arbitre au-dessus des lois. Ce déséquilibre entre la légitimité et la compétence est à l’origine de la dérive monarchique de la Ve République.
La France se flatte d’être la patrie de la séparation des pouvoirs. Mais ce qu’elle pratique aujourd’hui n’en est que la caricature. Ce que Montesquieu appelait équilibre des fonctions s’est mué, au fil des régimes, en une confusion méthodique. La Ve République, née pour rétablir l’autorité de l’État, a en réalité effacé la hiérarchie démocratique au profit d’une égalité factice entre pouvoirs. On a remplacé la souveraineté du peuple par une mécanique d’autocontrôle entre institutions, où chacune prétend incarner la raison de l’État mieux que la volonté des citoyens.
La racine de cette dérive tient à une confusion intellectuelle : on a confondu séparation des pouvoirs et égalité des pouvoirs. Dans un régime parlementaire authentique, il n’existe pourtant qu’un seul pouvoir souverain : le peuple, représenté par le Parlement. L’exécutif et le judiciaire ne sont pas ses égaux, mais ses instruments. Le premier applique la loi, le second en garantit le respect. Tous deux doivent obéissance à la loi, qui n’est autre que l’expression de la volonté générale. C’est cette architecture — claire, ordonnée, hiérarchique — qui fonde le contrat démocratique. C’est elle que nous avons détruite.
L’article 6 de la Déclaration de 1789 ne laissait pourtant aucune ambiguïté : « La loi est l’expression de la volonté générale. » Le législatif n’est donc pas un pouvoir parmi d’autres : il est le pouvoir premier, celui dont les autres ne détiennent qu’un mandat délégué.
L’exécutif n’a de légitimité que par délégation. Le judiciaire, quant à lui, n’a vocation qu’à appliquer la loi, non à la créer ni à la remodeler au gré de sa conscience.
La République repose sur une chaîne de légitimité : du peuple vers ses représentants, et de ceux-ci vers les institutions. Casser ce lien, c’est trahir l’idée même de souveraineté.
Or la Ve République a institutionnalisé la confusion. L’élection du Président au suffrage universel direct a introduit une double source de légitimité : celle du chef de l’État face à celle de la représentation nationale.
Ce mode d’élection, présenté comme l’expression suprême de la démocratie, en est en réalité la négation la plus subtile. Car le Président de la République française n’est jamais élu par adhésion véritable, mais par rejet, dans un réflexe de défense plus que d’espérance. Même De Gaulle, en 1965, n’avait rassemblé au premier tour que 44 % des suffrages, et déjà une majorité de Français le désavouait le lendemain de sa victoire. Depuis, tous ses successeurs ont connu la même destinée : élus contre l’autre plus que pour eux-mêmes, tolérés par défaut, puis rapidement rejetés. Ainsi, la France s’offre tous les cinq ans un chef qu’elle ne veut pas, pour éviter celui qu’elle redoute davantage.
La légitimité issue du rejet n’est pas une légitimité démocratique, mais un compromis négatif : un pouvoir né de la peur, non de la volonté générale. Comment prétendre gouverner au nom du peuple quand on n’incarne que son exaspération ?
De là est née la tentation monarchique du pouvoir exécutif, qui gouverne désormais par ordonnances, par décrets ou par 49.3, réduisant le Parlement à une chambre d’enregistrement. Le président n’est plus le garant du fonctionnement des institutions, mais leur propriétaire politique.
À cette dérive s’est ajoutée une autre : la judiciarisation du politique. Sous prétexte d’interprétation, le juge est devenu créateur de droit. La jurisprudence s’est transformée en norme, parfois supérieure à la loi elle-même. Le Conseil constitutionnel, peuplé d’anciens politiques nommés par d’autres politiques, et le Conseil d’État, à la fois conseiller du gouvernement et juge de ses actes, incarnent cette confusion des rôles. L’un et l’autre ne contrôlent plus : ils corrigent, parfois même censurent, la volonté du législateur.
La République des juges a remplacé la République du peuple
Le contresens est profond. La séparation des pouvoirs n’a jamais signifié leur égalité, mais leur indépendance dans une hiérarchie fonctionnelle. Montesquieu n’imaginait pas trois pouvoirs rivaux, mais trois fonctions coordonnées. L’équilibre ne réside pas dans la symétrie, mais dans la subordination réciproque : le législatif définit, l’exécutif applique, le judiciaire veille. L’idée d’égalité des pouvoirs, née de la méfiance révolutionnaire envers les assemblées, a engendré une pathologie de la démocratie : plus personne n’est souverain, pas même le peuple.
Cette confusion s’est aggravée avec l’importation superficielle du modèle américain. Le système présidentiel des États-Unis repose sur deux légitimités distinctes — présidentielle et parlementaire — qui s’équilibrent par le vote et le contrepoids (Check and Balance).
En France, où le Président et le Parlement tirent leur légitimité du même corps électoral, cette confusion a engendré un régime hybride, oscillant entre trois visages.
Lorsque le Président dispose d’une majorité parlementaire, le régime se dénature : le gouvernement et les députés lui sont soumis, le Parlement abdique sa mission de contrôle et devient la chambre d’enregistrement de l’exécutif. Le chef de l’État ne concentre pas les pouvoirs par le droit, mais il les absorbe par la démission du législatif, transformant la République parlementaire en monarchie élective.
Lorsqu’il n’a pas de majorité, c’est le désordre institutionnel absolu — un “bordel total”, pour reprendre le mot cru mais juste de la rue. Le gouvernement ne gouverne plus, le Parlement ne légifère plus, et la France se retrouve suspendue entre deux pouvoirs impuissants. La logique constitutionnelle devrait alors imposer la dissolution, seule issue démocratique à une impasse politique. Mais c’est précisément là que s’exerce le véritable pouvoir de nuisance du Président : lui seul peut dissoudre, et en s’y refusant, il maintient le chaos pour préserver son trône d’impuissance.
Et lorsque survient la cohabitation, paradoxalement, la Ve République retrouve enfin son équilibre : le Parlement légifère, le gouvernement gouverne, et le Président redevient ce qu’il aurait toujours dû être — l’arbitre et le garant de la continuité nationale.
Ainsi, selon la conjoncture, la Ve République n’est jamais la même : autoritaire avec majorité, chaotique sans majorité, et équilibrée seulement malgré elle. Ce désordre des légitimités, où tout dépend de la configuration politique, a fait de la France un régime instable, sans principe fixe, où la souveraineté du peuple varie au gré des humeurs du pouvoir.
Rétablir la démocratie, c’est donc d’abord rétablir l’ordre des pouvoirs. Le Parlement doit redevenir la source unique de la loi. L’exécutif doit s’y soumettre sans réserve. La justice doit cesser d’y voir une matière à interprétation et retrouver son rôle : faire appliquer, non fabriquer.
Le contrôle constitutionnel et administratif doit être retiré aux organes politiques pour être confié à une Cour suprême véritablement indépendante, issue de l’élection du corps judiciaire et du barreau, et cantonnée à la protection des libertés fondamentales.
Le président, lui, devrait être élu non plus par le peuple mais par le Congrès, garant de la continuité de l’État, non incarnation concurrente de la souveraineté.
Le 49.3, les ordonnances et le gouvernement par décret doivent être abolis. Les lois doivent redevenir l’expression délibérée du peuple, et non des instruments de gestion.
La France s’est égarée en croyant qu’on pouvait équilibrer la démocratie en multipliant les gardiens. Elle a oublié que la seule autorité légitime est celle qui procède du peuple. La Constitution n’a de sens que si elle protège la volonté générale, non si elle la supplante.
En confiant le dernier mot à des juges nommés et à un exécutif hypertrophié, nous avons trahi l’esprit des Lumières.
Rendre au Parlement sa primauté, c’est rendre au peuple sa voix. Restaurer le parlementarisme intégral, c’est restaurer la République.
Ce n’est pas un retour au passé, mais le retour à la source : que nul ne gouverne, ne juge ni ne censure sans mandat du souverain collectif.
La République ne retrouvera son âme que lorsque la loi, issue du peuple, reviendra au peuple
— et que la volonté générale redeviendra la seule mesure du droit et de la justice.
© Richard Abitbol

disparition, en fin d’écriture, du message de soutien à ce texte magnifique
merci
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Cet article, parfait sur le fond et la forme, risque d’être noyé dans la profusion des articles. Il mérite de trouver une diffusion plus large par la presse écrite. Actualité Juive est devenue Actu.J mais semble avoir perdu ses qualités, exception faite de l’éditorial et de contenu religieux. J e le regrette comme je regrette la médiocrité de LA CROIX qui n’a pas su utiliser le travail de deux grands théologiens et papes;
Le général de Gaulle fut le dernier président du Conseil des ministres de la IV° République, qui n’a pas pris fin avec l’arrivée au pouvoir du général.
Le fameux « processus régulier » ne fut pas très régulier et l’article insiste justement sur les pleins pouvoirs (gouvernement par ordonnances pour 6 mois)
votés le 2 juin 1958 par l’AN, puis le 3 juin la délégation de rédaction d’ une nouvelle Constitution. C’était une claire violation de la Constitution de 1946 (article 90), évidemment toujours en vigueur à cette date.
Cette faute de jeunesse, facilitée par la lâcheté du MRP et de la SFIO, sous l’autorité du président Coty, fut accentuée dramatiquement par le vote de la réforme constitutionnelle de 1962. Cette dangereuse réforme fut combattue par les présidents de l’AN et du Sénat, ainsi que de nombreux politiques comme Mendès France. J’ en ai le souvenir fort par mon père qui était Mendésiste.
Je veux ajouter que le général a refusé de poursuivre les factieux -non ceux civils et militaires du double coup d’Etat du 13 mai, évidemment- mais les factieux des COMITES DE SALUT PUBLIC de Corse, qui avaient usurpé les pouvoirs des municipalités et qu’on retrouvera dans la subversion de la République.
Cet article brillant montre assez que notre pouvoir constitutionnel est une démocratie parlementaire. Le domaine réservé n’a pas de base légale. Les pouvoirs du président, qui devraient forcer notre servilité, sont les pouvoirs présidentiels des deux présidents de la IV° République.
La souveraineté nationale et la souveraineté populaire sont toujours les fondements de la République. C »est le contraire du populisme qui entend déléguer sans contrôle un pouvoir absolu.
Je souffre, depuis 63 années, de cette résignation contre une élection qui suppose un pouvoir présidentiel. Pouvoir qui n’existe dans aucune grande démocratie mondiale. La présidence américaine est la seule exception, pour des raisons historiques. Les pays de l’est n’offrent pas un spectacle réjouissant;
Cet article en effet brillant est à sa place sur Tribune juive. Ne vous souciez pas: nous sommes lus bien au-delà. Sarah Cattan
Merci de m’avoir permis de le diffuser chez des vieux républicains qui ne connaissent pas TJ. Nous avons l’impression d’être abattus par l’âge comme par la résignation.