
On pourrait croire que le conflit israélo-palestinien se joue sur une carte, avec des frontières, des armées, des traités. C’est une illusion pour géographes. La vérité est ailleurs : dans les sanctuaires invisibles où l’on prie, dans les processions silencieuses où l’on rumine sa haine, dans les liturgies où l’on récite les noms des morts comme autant de psaumes ou de malédictions.
Il ne s’agit pas seulement de guerre, mais de religion — et de trois religions qui se croisent, se nourrissent, se haïssent :
• La religion du martyre palestinien, qui transforme la défaite en pureté.
• L’Église de la culpabilité occidentale, qui trouve en Israël un autel commode où sacrifier ses fautes passées.
• L’Oumma humiliée, qui voit dans l’existence même d’Israël un défi lancé à Dieu.
Ces trois autels sont dressés face à face, comme dans une cathédrale effondrée où trois messes se déroulent en même temps, chacune recouvrant la voix de l’autre. Le bruit de cette prière simultanée est ce que nous appelons aujourd’hui “opinion internationale”.
I. La religion du martyre
La Palestine est devenue une église sans toit, ouverte au vent chaud du désert. Ses murs sont faits de ciment crevassé et de cris, ses vitraux de drapeaux rouges, verts, noirs et blancs qui claquent au soleil comme des linges de deuil. On y entre comme on entrerait dans une chapelle ardente au milieu d’un champ de ruines : tête baissée, non par humilité mais par fatigue, cœur gonflé d’une compassion qui sent la poudre, prêt à communier dans la liturgie de la défaite.
Cette religion n’a pas été inventée par les Palestiniens seuls. Elle est l’œuvre d’une confrérie disparate : orphelins du marxisme, prêtres laïcs du tiers-mondisme, professeurs fatigués d’enseigner l’Occident, imams ivres de colère, ONG charitables comme des croque-morts. Chacun y a déposé son offrande : une photo tremblante, un slogan griffonné, un cadavre encore chaud. Lentement, la Palestine a cessé d’être un territoire : elle est devenue une foi, avec son peuple élu, ses prophètes de malheur et son Golgotha quotidien.
Comme toute religion, elle a ses dogmes gravés dans le plâtre fissuré des maisons éventrées :
1. Le Palestinien est innocent, même dans ses crimes.
2. Israël est coupable, même dans sa défense.
3. La victoire est certaine — non par les armes, mais par la pureté du sang versé.
Le martyre est l’hostie et le vin de cette foi. Il est recherché, attendu, mis en scène. L’enfant qui tombe dans la poussière devient une icône plus pure qu’un saint du Quattrocento. La mère en larmes est une Pietà orientale qu’on photographie avant de la consoler. Les ruines sont des autels, les téléphones portables, les ostensoirs du culte numérique. Chaque image bénie par des milliers de partages est une prière envoyée dans le vide.
Cette foi se nourrit des défaites. Chaque guerre perdue est un chapitre ajouté à l’Évangile de l’injustice, et donc une victoire morale. Chaque trêve est suspecte, chaque concession vécue comme un sacrilège : reconnaître Israël reviendrait à admettre que Dieu a déjà parlé.
Le plus étrange est la ferveur des fidèles étrangers. Dans les universités occidentales, des étudiants qui n’ont jamais vu Gaza portent le keffieh comme une étole sacerdotale. Dans les rues de Paris ou de Londres, on scande des sourates qu’on ne comprend pas, mais qu’on récite comme un rosaire. On dira que tout cela n’est que politique. C’est faux : c’est une religion. On y croit non parce que c’est vrai, mais parce que c’est nécessaire pour vivre… et pour mourir.
II. L’Église de la culpabilité occidentale
L’Occident est une cathédrale vide. Les vitraux sont ternis par la fumée des guerres qu’il a menées, les piliers portent les graffiti des empires disparus, et sur l’autel, il n’y a plus qu’un livre de comptes ouvert à la page des crimes. On ne célèbre plus la gloire des nations : on récite, avec délectation, la liste des fautes comme un vieux pécheur savoure sa confession.
Mais le péché ne suffit pas : il faut un bouc émissaire. Israël est cet héritier désigné : jeune, armé, souverain — et juif. L’Europe peut l’accuser de reproduire ses propres crimes et se laver ainsi de sa honte. Ce n’est plus la France ou l’Angleterre qui colonisent : c’est Tel-Aviv. Il suffit de marcher dans les cortèges, de signer une pétition, de revêtir le keffieh pour être du bon côté de l’Histoire.
La liturgie se célèbre à ciel ouvert : tribunes indignées, campagnes d’ONG, conférences parfumées de mots doux comme “justice” et “paix” — chloroforme moral qui endort le discernement. Les évêques de cette Église sont journalistes militants, diplomates au sourire usé, professeurs de morale planétaire. Les encensoirs sont les caméras, les hosties, les images de ruines palestiniennes.
Ce culte interdit de voir Israël tel qu’il est : une nation singulière, née de l’exil et du sang, démocratique jusqu’à la fracture interne, entourée d’ennemis jurant sa disparition. Mais cet Israël-là ne rentre pas dans le vitrail : il gâcherait le jeu des ombres. On préfère l’icône du “dernier colonisateur” pour continuer à communier dans la jouissance du repentir.
III. L’Oumma humiliée
Le monde musulman est une mosquée immense, sans minaret ni coupole, ouverte sur un ciel où Dieu semble s’être retiré. Les murs sont tapissés de cartes anciennes où le Proche-Orient entier était terre d’islam. Au centre, un vide : Jérusalem. Une dent arrachée qui brûle encore, même des siècles après.
L’humiliation n’est pas seulement militaire : elle est métaphysique. En 1948, 1967, 1973, l’Histoire a craché au visage de l’Oumma : les dhimmis, hier tolérés dans leur soumission, ont repris les clés d’une ville sainte et planté leur drapeau sur une terre sanctifiée par l’islam. Ce n’est pas un échec stratégique, c’est une fissure dans le ciel.
On invente des complots, on accuse la trahison, la corruption, l’Occident. Mais au fond, tout le monde sait : une petite armée, obstinée, moins nombreuse, a vaincu des nations entières. Ce souvenir est une plaie, transmise comme un héritage, chantée dans les mariages, scandée dans les mosquées, gravée dans la langue.
L’ennemi n’est pas seulement un État : il est l’ordre du monde inversé. L’effacer serait laver l’affront, rendre à Dieu son honneur. La cause palestinienne est l’aiguille avec laquelle on espère recoudre la déchirure. Tant qu’Israël existe, le muezzin invisible appelle non à la prière, mais à la revanche.
C’est pour cela que la paix est si lointaine : on ne négocie pas avec une hérésie. On attend le miracle qui effacera l’histoire — même si l’histoire ne revient jamais en arrière. Et dans l’attente, l’Oumma garde vive sa blessure, comme on garde un charbon ardent dans la main : sans lui, il ne resterait que la vérité nue — que la défaite vient d’elle-même.
Conclusion du triptyque
Le voyageur qui sort de cette église à trois autels a les yeux brûlés, les poumons pleins de fumée, et la tête lourde de prières contradictoires. Il comprend alors que ce conflit n’est pas fait pour se résoudre. Il est fait pour durer, comme ces incendies que l’on entretient volontairement pour éclairer la nuit des croyants.
© Charles Rojzman