« La vérité d’un homme se mesure au moment où il refuse de se taire. »— Raymond Aron
Il arrive qu’un mot prononcé par un chef d’État ait plus de puissance qu’un décret ou qu’une guerre. Le 27 novembre 1967, lors de sa fameuse conférence de presse à l’Élysée, Charles de Gaulle lâche une phrase qui marquera l’histoire : « Le peuple juif, sûr de lui-même et dominateur… ».
Mais ce ne fut pas cette formule, pourtant devenue emblématique, qui blessa le plus profondément : ce fut la suite. En quelques mots, De Gaulle expliqua que les Juifs, par leur ardeur et leur unité, suscitaient eux-mêmes la haine dont ils étaient victimes. Une justification implicite, et terriblement familière, du vieux préjugé européen.
Par cette phrase, De Gaulle a réveillé ce que la France croyait enfoui : le soupçon d’une double appartenance, la méfiance envers ceux dont la fidélité à la République serait toujours conditionnée par une autre loyauté, « spirituelle » ou « tribale ». C’est tout l’imaginaire de Vichy, lavé du mot mais pas du fond, qui resurgit ce jour-là sous les ors de l’Élysée.
Le choc d’Aron
Pour Raymond Aron, cet instant fut une commotion intime.
Depuis toujours, il s’était voulu le contraire d’un intellectuel communautaire : rationaliste, libéral, citoyen avant tout, critique du sionisme excessif et défenseur d’une France universelle. Mais ce jour-là, il comprit qu’aux yeux de l’homme le plus écouté du pays, son appartenance juive pouvait, à tout instant, supplanter tout le reste.
Il racontera plus tard : « Je n’étais plus un Français qui analysait le monde, mais un Juif que le monde venait de désigner. ». Et dans une phrase d’une honnêteté bouleversante : « De Gaulle m’a fait Juif. »
Ce n’était pas un cri de colère, mais un constat lucide : celui d’un homme que la parole du pouvoir avait renvoyé à une identité qu’il n’avait jamais reniée, mais qu’il n’avait jamais mise en avant.
Un livre né d’une blessure
De ce choc naquit un livre : « De Gaulle, Israël et les Juifs » (1968). Aron y décortique le discours gaullien, non pour polémiquer, mais pour en révéler la structure morale. Il montre comment De Gaulle, en essentialisant un peuple entier, glisse d’une analyse politique à une métaphysique dangereuse : celle qui voit dans chaque communauté un destin collectif, une essence, un “caractère”. En quelques pages d’une lucidité sans colère, Aron oppose la raison blessée à l’orgueil de la grandeur.
Ce livre est sans doute l’un des plus justes textes écrits sur la France gaullienne : il révèle la fracture morale entre la France qui se regarde dans son mythe, et celle qui se regarde dans sa conscience.
La blessure fondatrice
Ce jour de novembre 1967 fut, pour Aron, un moment de conversion intérieure. L’homme qui avait défendu la raison d’État contre les passions politiques découvrit que la raison d’État pouvait être elle-même passionnelle. L’universalisme français, dont il avait été l’un des plus brillants serviteurs, se révélait soudain exclusif : universel pour tous… sauf pour ceux qui n’avaient jamais cessé de rappeler leur singularité.
Mais de cette blessure naquit une vérité : Aron cessa d’être un observateur neutre pour devenir un témoin. Il comprit que le Juif et le Français n’étaient pas deux identités incompatibles, mais deux fidélités parallèles, également tragiques, également nécessaires.
La parole qui blesse et celle qui répare
De Gaulle, en croyant parler de géopolitique, parla en réalité du mal européen : cette vieille habitude de juger le peuple juif non sur ses actes, mais sur son existence même. Il croyait servir la France, il en révéla la faille. Et c’est Raymond Aron, cet homme de raison, qui en porta le contre-témoignage.
En écrivant « De Gaulle, Israël et les Juifs », il rendit à la France une part de son honneur : celle de la pensée libre, capable de dire non même à ses idoles. C’est pourquoi cette phrase, « De Gaulle m’a fait Juif », n’est pas une rancune : c’est un acte de renaissance.
Car ce jour-là, par la blessure, Raymond Aron retrouva ce que la France avait failli oublier : la dignité de la lucidité.
Conclusion – Le refrain du soupçon
L’histoire de France a une étrange mémoire : elle oublie, puis elle recommence. Chaque génération croit en avoir fini avec l’antisémitisme, et chaque génération le redécouvre sous une forme nouvelle : plus feutrée, plus morale, plus politique parfois, mais toujours la même dans son essence.
Hier, on excluait au nom de la pureté nationale ; hier encore, on trahissait au nom de la grandeur ; aujourd’hui, on détourne le regard au nom de l’équilibre diplomatique. La musique ne change pas : seuls varient les mots et les chefs d’orchestre.
C’est toujours la même tentation : faire du Juif un miroir des fautes de la société, l’accuser d’être trop différent quand il affirme sa singularité, trop puissant quand il réussit, trop visible quand il survit.
De Vichy à nos jours, la France se débat avec son double : cette part d’elle-même qui voudrait croire qu’en désignant un autre, elle se purifie.
Raymond Aron avait compris, dans la blessure de 1967, que l’antisémitisme n’est pas une idéologie : c’est une fatigue morale du monde, un relâchement de la conscience. Et quand la conscience s’endort, la répétition commence : mêmes soupçons, mêmes silences, mêmes conséquences.
La France aime se dire universelle ; qu’elle se souvienne que l’universel commence là où cesse la peur de la différence.
À chaque fois que le Juif de France se sent à nouveau seul, ce n’est pas lui qui s’éloigne de la République : c’est la République qui s’éloigne d’elle-même.
© Richard Abitbol