
« La grandeur d’un homme d’État ne se mesure pas au bruit qu’il fait, mais aux traces qu’il laisse. » — Pierre Mendès France
« Ce que l’on appelle grandeur nationale n’est souvent que la mémoire de ceux qu’on a effacés. » — Richard C. Abitbol
L’Histoire, dit-on, est écrite par les vainqueurs. En France, elle l’est surtout par les conteurs. De Gaulle n’a pas inventé la bombe atomique française : il l’a incarnée. Et comme souvent, l’incarnation a effacé la genèse.
1954 : le véritable acte fondateur
Le programme nucléaire militaire français naît non pas en 1958, mais en 1954, sous Pierre Mendès France. Pragmatique et lucide, il confie au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) la mission de concevoir un engin de fission afin d’assurer à la France un pouvoir de décision souverain.
Cette décision, prolongée par Guy Mollet (1956–1957), s’enracine dans la crise de Suez : le désaveu américain révèle la fragilité d’une France dépendante. Pour Mollet, il devient évident que l’indépendance politique passe par la maîtrise du feu nucléaire.
Le site d’essais du Sahara algérien (Reggane) est choisi, les réacteurs de Marcoule produisent le plutonium, et les ingénieurs du CEA conçoivent le premier engin. Quand De Gaulle revient au pouvoir, le programme est déjà achevé à 90 %.
1959 : De Gaulle hérite d’un projet prêt à exploser
Lorsque De Gaulle reprend les rênes en 1958, tout est en place. Le 13 février 1960, l’explosion Gerboise bleue fait de la France la quatrième puissance atomique mondiale. Huit mois à peine après son retour au pouvoir : un délai qui, à lui seul, démontre qu’il n’a rien créé, mais hérité d’un édifice déjà bâti.
Ce qu’il apporte, c’est le récit. De Gaulle comprend le pouvoir symbolique de l’atome : il l’élève au rang de sacrement national. La bombe devient l’expression tangible de la “grandeur” et de l’indépendance, non plus un outil de dissuasion, mais un emblème métaphysique du rang de la France.
L’ombre de Dimona : une coopération occultée
On dit que la France a aidé Israël à construire son réacteur de Dimona. C’est vrai. Mais on oublie que l’inverse l’est tout autant : Israël a, à sa manière, aidé la France à devenir puissance atomique.
Tout commence dans les coulisses de l’alliance de Suez (1956). Dans le secret, ingénieurs du CEA et savants israéliens, souvent formés aux États-Unis ou à l’Institut Weizmann, échangent calculs, méthodes et schémas. La France, bridée par les restrictions américaines de l’OTAN, profite de la souplesse israélienne pour accéder à des données que ses propres chercheurs ne pouvaient obtenir directement.
Des physiciens israéliens formés à Rehovot, Haïfa et Saclay apportent des modèles neutroniques, des procédures de mesure et des approches de miniaturisation inédites. En retour, la France fournit à Israël le réacteur de Dimona et l’usine de retraitement du plutonium, officiellement à usage civil. Ce fut une symbiose scientifique et stratégique, non une relation de subordination.
Quand De Gaulle met fin à cette coopération en 1963, sous pression américaine, le lien intellectuel reste. La France, forte des acquis de cette collaboration, perfectionne sa filière militaire ; Israël, de son côté, parvient à bâtir sa propre dissuasion. L’un et l’autre ont compris que la science peut être plus solide qu’une alliance politique.
Le mythe gaullien et la falsification historique
Le récit national a pourtant effacé cette complexité. Il glorifie un De Gaulle créateur de la bombe et un Israël simple élève, comme s’il fallait purifier l’origine d’une souveraineté trop partagée. Pourtant, les faits sont têtus : sans la IVᵉ République ni les échanges franco- israéliens, il n’y aurait pas eu de Gerboise bleue en 1960.
Ce travestissement illustre un travers bien français : préférer les héros aux bâtisseurs, le geste à la raison, le mythe à la mémoire. Le nucléaire français n’est pas une fulgurance gaullienne, mais une œuvre mendésiste et collective, nourrie par la science, la coopération et la lucidité.
Rendre justice à l’Histoire
Rendre à Mendès France ce qui appartient à Mendès France, et à Israël la part qu’il eut dans la montée en puissance française, ce n’est pas diminuer De Gaulle. C’est réconcilier la vérité et la grandeur, et rappeler que l’indépendance ne se conquiert jamais seul.
La bombe française, fruit d’une raison mendésiste et d’un savoir partagé, fut ensuite travestie en mythe gaullien — un mythe splendide, certes, mais qui n’a jamais porté le poids entier de la réalité.
© Richard Abitbol