
La question semble anodine, presque administrative, comme une formalité d’état civil : être juif et être français, est-ce la même chose qu’être Franco-Algérien, Franco-Israélien, Franco-Américain ? Cette manière de dire, héritée de la banalité bureaucratique, suppose que la judéité puisse se ranger dans la catégorie des nationalités, comme un simple double passeport. C’est méconnaître qu’elle n’appartient pas à la même grammaire. La judéité n’est pas une citoyenneté mais une survivance, une mémoire insoumise aux découpages politiques, une cicatrice millénaire inscrite dans la chair des peuples et dans la solitude des exils.
Être juif, en Europe, ce n’est pas seulement adhérer à une religion ou se réclamer d’une culture. C’est porter en soi cette contradiction : appartenir pleinement à une nation et pourtant demeurer au bord d’elle, à la fois inclus et mis à distance, partie intégrante et réserve de l’Autre. On peut se croire Français au point de se draper dans un patriotisme sourcilleux, et découvrir un jour, dans l’effondrement des certitudes, que cette appartenance n’était qu’un prêt consenti par la paix civile, fragile grâce accordée par une société qui se voulait généreuse jusqu’à ce qu’elle retrouve ses vieux réflexes.
L’illusion de l’assimilation
Les Juifs allemands des années 1930 avaient, eux aussi, cru au contrat national. Ils avaient offert leurs vies à l’Empire, versé leur sang sur le front de 14, épousé la langue, les coutumes et la grandeur allemande. Ils se croyaient l’égal de tous, et même, pour certains, plus allemands que ceux qui les détesteraient bientôt. Puis vint la rupture : non pas l’antisémitisme banal des rues et des journaux, mais l’antisémitisme politique, celui qui ne se contente pas de chasser de la nation, mais expulse de l’humanité.
Freud, Viennois jusqu’à la moelle, esprit ironique façonné par la prose de Goethe et la musique de Mozart, se disait Autrichien juif par ascendance, sûr que Vienne serait son port jusqu’à la fin. Le nazisme lui retira cette patrie invisible : il ne fut plus qu’un Juif en exil, privé de sa langue et de son ciel, dépossédé d’une appartenance qui, croyait-il, lui était acquise pour toujours. L’Autriche l’avait quitté avant qu’il ne la quitte.
Une France qui rétrécit
Se dire « juif français » n’est pas brandir deux drapeaux, mais habiter l’intersection instable entre une histoire plurimillénaire et un projet né dans les révolutions modernes. Or ce projet national se délite. L’État-nation est devenu l’ombre de lui-même, réduit à un rouage dans la machinerie d’une Europe bureaucratique rêvant de se fondre dans le marché mondial.
Et voici que l’attachement à la France, même empreint d’un nationalisme civique, se heurte à un climat où l’on sent, dans certains quartiers, un vent d’hostilité venir des marges. Là se forgent des récits de revanche, des imaginaires de remplacement, des désirs de purification démographique. Depuis le 7 octobre, cette impression s’est épaissie, comme si la haine avait trouvé prétexte et intensité nouvelles. Pour nombre de Juifs français, l’idée de l’exil n’est plus une spéculation mélancolique : elle devient plan secret, géographie intime de survie. Chacun sait déjà où aller, et comment.
L’éternel recommencement
C’est un air ancien qui revient. L’histoire juive est saturée de recommencements forcés, d’abandons précipités, de terres quittées dans l’urgence. Le mythe du Juif errant est caricature, mais il dit quelque chose de juste : l’absence de demeure définitive.
Le sionisme avait promis la fin de cette errance. Israël devait être le port ultime, le lieu où l’on redeviendrait simplement un homme, où le ciel et le sol coïncideraient enfin avec l’identité. Pendant des décennies, on a contesté ses politiques, ses frontières, son rapport aux Palestiniens — jamais son droit d’exister. Depuis le 7 octobre, cette évidence vacille. On ne débat plus seulement de ses choix : on questionne sa légitimité même, comme si l’histoire offrait au peuple juif le spectacle cruel de son destin revenu à la case départ.
Le retour du destin
Tout est là : le Juif, qu’il soit français ou américain, croyait avoir conquis sa place dans le monde ; il découvre qu’il n’est que toléré, provisoire, susceptible d’être désigné de nouveau comme intrus. Israël n’est plus seulement un État ; il est redevenu le symbole du sort juif, la métaphore vivante de cette condition éternellement précaire. Et quand le port est menacé, c’est toute la flotte en haute mer qui tremble.
Ainsi l’histoire, toujours, reprend sa marche, indifférente aux illusions des hommes. Être juif et être français n’est pas additionner deux appartenances, mais tenir debout dans la tension entre une mémoire qui n’oublie rien et une patrie qui peut, un jour, se retirer de vous.
© Charles Rojzman
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