
Allemagne–Afghanistan : expulsions, mode d’emploi. Quand Berlin normalise ses relations avec les Talibans au nom du pragmatisme
L’Europe s’observe, l’Allemagne agit
Sous couvert de pragmatisme, Berlin négocie désormais directement avec les Talibans les expulsions d’Afghans installés sur son territoire. Une initiative qui, sans être officiellement adoubée par Bruxelles, sort l’Afghanistan de son isolement diplomatique et préfigure peut-être une future « immigration choisie » à l’échelle européenne.
La France, elle, garde le silence.
Des émissaires ont d’abord été échangés, avant qu’une délégation allemande ne se rende à Kaboul pour définir les modalités du renvoi. Le dialogue s’est ensuite élargi à la possible ouverture de relations diplomatiques officielles avec le régime taliban. Le personnel du consulat allemand a aussitôt démissionné pour protester contre la nomination de deux représentants « purs talibans ». Berlin justifie ce choix au nom d’une meilleure coordination des expulsions.
450 000 Afghans en Allemagne, 100 000 en France
Sur les 450 000 ressortissants afghans vivant en Allemagne, environ 35 000 sont arrivés après la prise de pouvoir des Talibans en août 2021. Berlin cherche désormais à réduire cette population et à clore le programme d’accueil des Afghans lancé en 2022.
Suspendues après le retour des Talibans, les expulsions ont repris avec la nouvelle coalition : une trentaine d’Afghans condamnés pour délits ont été renvoyés, puis plus de quatre-vingts en juillet dernier. Le gouvernement a parallèlement stoppé l’accueil des anciens collaborateurs des institutions allemandes à Kaboul, pourtant menacés de représailles.
Le programme d’accueil, présenté comme « humanitaire », s’est révélé d’une complexité dissuasive. Les candidats devaient d’abord obtenir un visa pakistanais pour ensuite réclamer un visa allemand — une course d’obstacles bureaucratique qui a laissé des centaines d’Afghans bloqués illégalement au Pakistan. Résultat : nombre d’entre eux risquent désormais d’être expulsés vers Kaboul.
Kaboul revient au centre du jeu
Pendant que Berlin rétablit le dialogue, la Russie a officiellement reconnu le régime taliban. Et à Washington, Donald Trump a annoncé vouloir reprendre la base aérienne de Bagram, abandonnée lors du retrait américain de 2021. Objectif : réimplanter une présence militaire stratégique entre la Chine et l’Iran.
Le Congrès et le Sénat américains s’y opposent farouchement, mais Kaboul a déjà refusé la proposition. Pour les Talibans, c’est un succès symbolique : après Moscou et Berlin, voici Washington à la porte.
Derrière ces manœuvres diplomatiques, un enjeu bien plus concret : les ressources minières afghanes, notamment les terres rares, que la Chine — premier producteur mondial — garde sous embargo. L’Afghanistan attire de nouveau, mais pour ses gisements plus que pour ses habitants.
Jeux régionaux et nouveaux blocs
Le contexte régional, déjà explosif, complique tout. Les tensions entre le Pakistan et l’Afghanistan s’aggravent à cause d’incursions de groupes armés opérant depuis le territoire afghan.
En septembre, neuf pays — Afghanistan, Russie, Chine, Pakistan, Inde, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan — se sont réunis dans le cadre du « Format de Moscou ». Objectif : afficher leur opposition commune à une base américaine en Afghanistan.
Une unanimité toute relative :
- La Russie et la Chine conservent une influence régionale déterminante ;
- L’Inde, opposée à la présence américaine, songe à rouvrir son ambassade à Kaboul pour contrer le Pakistan ;
- Les États-Unis apparaissent de plus en plus isolés, tandis que Berlin gagne en influence discrète.
La France, spectatrice morale
Paris, fidèle à sa ligne humanitaire, maintient la posture morale.
Dans un communiqué du 15 août 2025, France Diplomatie réaffirme sa solidarité avec les Afghanes et dénonce « les violations systématiques » commises par les Talibans, notamment l’interdiction d’accès des femmes aux études médicales.
La France promet de poursuivre son action via des projets humanitaires dans les domaines de la santé, de l’éducation et des droits des femmes, sans contact direct avec Kaboul.
Mais dans un monde où Moscou, Berlin, New Delhi — et bientôt Washington — traitent à nouveau avec les Talibans, cette indignation paraît isolée. L’auteur s’interroge : comment Paris peut-il espérer être entendu, et pourquoi n’applique-t-il pas la même détermination pour libérer ses otages en Iran et en Algérie ?
L’Europe, toujours désunie
Cette séquence afghane illustre la désunion chronique de l’Union européenne en matière de politique étrangère et de défense. Chacun joue sa partition :
- L’Allemagne agit,
- La France proteste,
- Les autres observent.
Résultat : l’Europe reste spectatrice des rapports de force mondiaux. Son discours sur les droits de l’homme pèse peu face aux réalités diplomatiques et économiques.
Comme le résumait Lord Palmerston :
« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. »
Berlin l’a bien compris, et agit désormais selon les siens : contrôle migratoire, stabilité régionale, accès aux ressources, crédibilité internationale.
Un tournant discret mais majeur
L’Allemagne n’est pas seulement en train d’expulser quelques centaines de réfugiés : elle redéfinit sa doctrine diplomatique.
En dialoguant ouvertement avec un régime totalitaire, elle légitime une forme de « pragmatisme sans morale » — celui qui privilégie les intérêts immédiats aux valeurs affichées.
Depuis que l’ONU, par son silence, a implicitement instauré un « statut d’ex-terroriste », tout État peut désormais traiter avec un régime jugé infréquentable sans soulever d’onde de choc. L’Afghanistan, comme hier la Syrie, devient le terrain d’une normalisation accélérée.
Le dossier Allemagne–Afghanistan dépasse la question migratoire. Il marque un tournant géopolitique :
- La normalisation des Talibans progresse,
- L’Europe s’enferme dans ses contradictions,
- Et la morale diplomatique cède peu à peu la place à la logique des intérêts.
Pendant que Berlin négocie, Moscou reconnaît, Washington hésite et Paris sermonne.
La diplomatie européenne parle toujours d’une seule voix — mais seulement dans le silence.
« La force de la diplomatie par la force », disait un président américain.
L’Allemagne semble avoir retenu la leçon.
Ainsi va notre monde,
© Francis Moritz