Tribune Juive

Un pour cent. Par Philippe Sola

Aujourd’hui lundi 13 octobre 2025, 20 otages viennent d’être remis par le Hamas à la Croix-Rouge après 738 jours de captivité.

Le « Plan Trump » prévoit un « échange » de personnes : 20 otages juifs vivants détenus dans les geôles islamistes contre 2000 prisonniers palestiniens, dont 250 condamnés à la détention à perpétuité pour avoir participé à des attentats et des crimes de sang.

20 pour 2000, c’est 1%.

1 personne va être échangée contre 100 personnes.

Aussi bien le Livre de l’Exode que celui des Nombres interdisent formellement de compter, de dénombrer les êtres humains, comme l’on compte des choses ou des animaux. Il est refusé de compter les hommes parce qu’ils dépassent toujours du nombre, parce que le nombre ne rend pas compte de la réalité de l’homme. Le recensement n’est possible dans le Livre que par le subterfuge du shekel, « Quand tu feras le compte des enfants d’Israël selon leur nombre, chacun d’eux paiera au Seigneur (n.d.a : par l’intermédiaire d’un demi-sicle) le rachat de sa personne lors du dénombrement, afin qu’il n’y ait point de mortalité parmi eux à cause de cette opération 1 ». Rachi considère que « le mauvais œil a prise sur les nombres ». C’est la monnaie et non les êtres humains qui sont comptés. L’humain n’est pas capable de saisir d’un seul mouvement le tout de l’humain. Ce qui fait la valeur du Juif et pour le Juif n’est pas le nombre, mais la qualité, la responsabilité individuelle, la liberté transformée en éthique. Quand l’antisémite joue sur les nombres, joue sur le nombre des humains, par exemple en comptant 20 humains pour 2000 autres humains, il assigne un numéro à l’humain, il lui retire sa place et son nom. Par ce geste, l’antisémite fait contre le Juif, d’une manière perverse qui signifie « je sais ce que ça te fait de te retirer ton nom personnel et de t’assigner un numéro. Je sais que c’est interdit chez toi et je fais exprès de le faire. Je connais ton tabou et je te contrains désormais à l’ériger en totem. Je te méprise, je te hais, mais avec tes moyens, avec ta façon de faire. Je les retourne contre toi. » L’exigence de 2000, c’est vouloir assigner le Juif à la mathématique, ouvrir l’espace des signes logiques « inférieur à » et « supérieur à ». La réclamation de 2000 trahit le désir pervers de faire mal au peuple juif en retournant contre lui les armes qu’il a forgées, en l’obligeant à transgresser l’interdiction de compter, en le forçant à une métaphysique de la quantité – qu’il abhorre –, en utilisant ses concepts, en les dévoyant et en les inversant. « Tu as dit que c’était interdit ? Très bien. Je vais t’obliger à le faire. »

Dire « tu as 20 otages et j’en ai 2000, je veux mes 2000 contre tes 20 », c’est entrer dans une logique non-juive. Les Israéliens ne veulent pas récupérer 20 otages, ils veulent récupérer l’otage, la qualité otage du Juif, ils veulent détacher le négatif du Juif, le restituer à sa place. Pour le Juif, ce n’est pas le nombre d’otages qui est en jeu mais l’essence du judaïsme, la liberté – liberté, devrais-je écrire, sans le déterminant, ou l’être, sans le « l’ », ou plutôt       , cet espace vide de mot, silencieux, qui caractérise l’intime et profonde définition de la judéité, une présence dans l’absence, une absence qui révèle une présence, impossible à dire.

Réclamer 2000 personnes en « échange » de 20 personnes a quelque chose de profondément ambigu : sous la victoire apparente (2000 > 20), une défaite ne peut être totalement dissimulée, comme les lames de l’océan s’écrasent uniformément avec fracas sur la plage, traduisant inadéquatement la diversité et la puissance des invisibles et silencieux courants sous-marins. De prime abord, le nombre 2000 en comparaison du nombre 20 introduit un rapport de supériorité. 2000 est bien supérieur à 20 dans la suite des nombres entiers. Le message ainsi perçu est celui-ci : « nos vies valent bien plus que les vôtres. Nous méritons d’être sauvés 100 fois plus que vous. Vous voulez un échange juste, équivalent, proportionné ? Libérez 100 des nôtres contre 1 des vôtres. » L’inflation de la demande palestinienne (2000 > 20) traduit le désir de reconnaissance publique du meilleur-fondé de la « cause palestinienne » à la « cause juive », en distillant un non-dit qui réclame son acceptation validée internationalement, la supériorité de l’islam sur le judaïsme, son écrasant poids face à la légèreté juive. La démographie atteste de la supériorité, tel est le présupposé islamiste. L’exigence du Hamas est une façon de faire reconnaître et sa domination, sa supériorité, et un type de supériorité, un type de domination. Le nombre.

Quand on fait stationner sa pensée à l’échelon historique et juridique international, il n’est pas besoin de remonter le temps à la dhimmitude médiévale, écoutons simplement avec sincérité les déclarations des responsables mondiaux dès fin octobre 2023 : la réponse militaire d’Israël est jugée quasi unanimement disproportionnée, inégale, injuste. On se demandait alors, en ce temps, ce qu’impliquait une réponse « proportionnée ». On débattait entre nous (« qu’est-ce qu’une réponse proportionnée face au viol massif, au crime barbare contre des bébés, au déchaînement aveugle de la violence face à des populations innocentes et souvent même les plus acquises au message de solidarité et de paix entre Israéliens et Palestiniens ? ») et on ne parvenait pas à une autre conclusion que celle-ci : une réponse proportionnée est une réponse qui empêche la nouvelle itération d’une telle atrocité. Les voix morales et juridiques qui s’élevaient contre un présumé génocide, des intentions maléfiques d’Israël, au nom de la « proportionnalité » idéale de la réponse, au nom de la comparaison des chiffres des morts d’un côté et de l’autre, semblent muettes aujourd’hui face au constat d’autres chiffres, incontestables ceux-là, face à la réclamation de 2000 personnes contre 20 personnes, les 2000 incluant 250 criminels ayant tué aveuglément des civils, les 20 étant simplement juifs.

Israël va vraiment libérer les 2000 prisonniers, les islamistes pensent ainsi avoir fait céder « l’entité sioniste », avoir remporté la partie, réussi leur chantage : « La rançon a été payée, Israël est humilié et affaibli, il a plié et a donc reconnu l’importance de la cause palestinienne, qui vaut 100 fois plus que la cause juive. »

Pourtant, un autre non-dit (non-dit contre non-dit, c’est cela le réel enjeu de cette opération « d’échange ») pointe derrière le soulagement de la fin de la guerre. 2000 contre 20, ça rappelle les transactions que chacun connaît, lorsqu’on voyage à l’étranger, afin de changer les devises de notre pays en monnaie locale. Ça prétend être une victoire, 2000 contre 20, une victoire islamiste du Hamas. Mais, ramenée à un change d’euros en monnaie locale, disons le « dollar islamiste », cette opération financière singularise autre chose. Si 20 euros = 2000 dollars islamistes, nous avons bien plutôt la sensation d’une « démonétisation », d’une dévalorisation. Le « dollar islamiste » paraît bien faible à côté de l’euro. Je l’écrivais plus haut, il y a des conséquences ambiguës à la demande de libération de 2000 prisonniers face à 20 otages. D’un côté, le message apparent, c’est « nous avons gagné 100 fois plus qu’eux ». De l’autre côté, cette demande disproportionnée révélerait qu’1 vie juive vaut 100 vies palestiniennes. La volonté d’humilier (2000 > 20) s’entend aussi comme l’aveu d’une dépréciation de soi. Cet acte, qui fait figure de demande de rançon plutôt que d’échange équilibré, trahit un désir de substitution qui ne peut jamais être comblé. « Nous sommes vous mais en mieux, en 100 fois mieux » : le discours officiel. Mais c’est l’effet inverse qui est produit : « le nombre de nos prisonniers est indifférent pour Israël, ils peuvent nous libérer par milliers, ils s’en foutent de nous, de notre nombre. En fait, c’est un échec à la cause ou de la cause. Ils s’en foutent du nombre. »

Effectivement, les Juifs se foutent du nombre. Ce qui les intéresse, c’est la justice et l’éthique. C’est l’unité. C’est la vie de l’unité. Pour le Juif, le nombre d’humains au-delà du 1 n’existe pas. Seuls existent le 1 et la multiplicité du 1. Les humains ne se comptent pas. Ils comptent. Chacun compte. Une vie humaine vaut une vie humaine, quelle que soit sa nationalité, sa religion, sa couleur de peau, son âge. Tous ces détails ne comptent pas. Quand la Torah nous enjoint à « choisir la vie » 2, il ne s’agit pas de choisir un « nombre de vivants », il s’agit de choisir le principe vie, de tenter de se fondre dans le mouvement vie, d’en être traversé. Qu’on soit Palestinien, Israélien, Juif ou non, qu’importe.

Les deux non-dits qui se font face dans cet « échange » de 2000 personnes contre 20 personnes : l’islam est supérieur au judaïsme, le chiffre à la lettre (à l’être) ; le judaïsme recherche la vie de l’unité, la lettre (l’être) est supérieure au chiffre.

Pour Walter Benjamin, inclassable philosophe allemand, « la grandeur d’un objet était inversement proportionnelle à sa signification. (…) Plus l’objet était petit, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste » 3. Il nourrit un jour une passion, qui paraissait excentrique, pour deux grains de blé du département juif du musée de Cluny, sur lesquels un artiste inconnu et particulièrement adroit avait réussi à graver en entier le Shema Israël. Il se réjouissait « que deux grains de blé pussent contenir tout le Shema Israël, essence même du judaïsme, la plus minuscule essence apparaissant sur la chose la plus minuscule, origines, chacune, d’un développement dont nul produit, quant à sa signification, ne peut leur être comparé. » 4

Face au calcul du nombre des humains et au règne de la quantité qui attestent d’une époque intéressée par l’objet et la marchandise, gisent au pieds des décombres de l’histoire, au mépris de l’injonction à la supériorité technique du progrès, une civilisation, une vision, une inspiration, qui placent l’humain dans un face-à-face et non dans un à-côté, dans une éternelle résistance, dans un mouvement revendiqué de libération à l’égard des formes imposées. Il s’agit d’un mouvement de lutte contre la discontinuité, en faveur de l’unité.

© Philippe Sola


Notes

1Exode 30 : 12

2Deutéronome 30 : 19

3Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940, Allia, 2022

4Ibid.


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