
Donc, ça y est… presque. Et tant que c’est presque, ça y est pas. Tout peut encore arriver. Une rupture incontrôlée de la première phase du cessez-le-feu signée le 9 octobre, avant ou après l’échange « otages contre prisonniers » (à raison de 1 pour 100 si on ne compte que les vivants) ; une dissidence jusqu’au-boutiste au sein du Hamas qui réussirait à tout faire capoter ; un front du refus arabo-musulman comme il y en eut un en 1974 après l’adoption par l’OLP d’un programme « modéré » qui ouvrait la possibilité – la possibilité seulement – de créer un état palestinien sur toute portion de territoire « libérée » : pour ce Front du refus de l’époque, c’était trop ou pas assez, il lui fallait tout (de la rivière à la mer) ou rien. Bref, tant que c’est presque, ça y est pas.
Mais quelle que soit l’issue des discussions de Charm El-Cheikh, une seule chose restera définitivement acquise : la victoire médiatique du Hamas, même si celui-ci, battu militairement, disparaissait dans la tourmente qu’il a initiée. Avec sa brèche dans la frontière entre Israël et Gaza (qui, il faut sans cesse le rappeler à l’intention de ceux qui crient « free Palestine », était totalement sous contrôle palestinien), et son pogrom du 7 octobre d’une sauvagerie inouïe, le Hamas a réussi son coup.
Un coup de maître : le monde entier a enfin pris Israël en grippe. Et « pris en grippe » est une expression bien pâle. Haine conviendrait mieux, bien sûr. Dans le Sud, surtout le Sud musulman, mais aussi tout le Sud, nous y sommes, sans complexe, sans fard. Dans le Nord, il existe encore des cache-sexe commodes, même s’ils sont si usés qu’ils en sont devenus transparents. Ces cache-sexe se nomment « sionisme » ou alors, pour les plus timides, « Netanyahu ». Comme s’il pouvait exister un état d’Israël sans sionisme, et comme si Netanyahu retiré du jeu (pendu, emprisonné, engoudronné ou simplement retraité, comme chacun de ceux qui font semblant de ne haïr que lui et lui seul, et pas les autres, souhaiterait l’assaisonner), tout le monde redeviendrait beau, tout le monde redeviendrait gentil.
Alors même que la paix, ou plutôt « une » paix, et ce serait déjà pas mal, est à portée de mains, les mains des signataires (dernière minute à l’instant où nous écrivons : le Hamas refuse d’y prêter la sienne, préférant que ce soit celle d’un pays arabe qui s’y compromette…), cette victoire médiatique du Hamas continue de rouler imperturbablement, emportant avec elle toute mesure, toute décence. Ces deux années auront été rythmées par les manifestations, un peu partout dans le monde, de sympathie pour les victimes civiles gazaouies. Soit : il est légitime que les victimes civiles émeuvent, surtout lorsqu’elles sont nombreuses, et c’était le cas, même si ce nombre est peut-être et même sans doute exagéré par les désormais fameux ministère de la santé du Hamas et sa « défense civile palestinienne », et même si personne n’a jamais pris la peine, dans ces bilans macabres, de faire le partage entre civils et miliciens. Mais soit. Il est moins légitime que les unes, les victimes gazaouies, effacent le souvenir des autres, les israéliennes. Il est encore moins légitime que le drapeau palestinien soit insensiblement et implicitement devenu, dans ces manifestations, celui du Hamas. Et enfin il n’est pas du tout légitime que la compassion se soit transformée en accusation haineuse de « génocide », inversant ainsi la réalité des faits : d’un côté, l’intention manifeste, à proprement parler génocidaire, de tuer tout ce qui bouge ; de l’autre, des victimes co-latérales malgré des efforts incontestables pour les éviter.
Et ça continue de rouler.
Ainsi, au hasard, on apprenait lundi qu’à Gaza « nous vivons un génocide en direct, où des milliers d’enfants meurent… ». Oui. C’est répété depuis deux ans, sans discontinuer (mais sans raison). Mais ce terrible verdict, qui le délivrait, cette fois-ci ? On vous le donne en mille : l’entraîneur de l’équipe de foot, vous avez bien lu, de foot, de Manchester City. Comme l’indiquait le Huffington post qui rapportait le propos : « une parole forte » !… Mardi, on apprenait que le salon de l’armement du Bourget était assigné en justice pour… complicité de génocide. Encore et toujours. Motif : il avait accueilli en juin des entreprises militaires israéliennes, celles-là mêmes qu’un tribunal avait pourtant autorisées à exposer, sans interdire toutefois qu’on les rende invisibles par des bâches ou des palissades.
Génocide, génocide, génocide… La voilà, la victoire médiatique du Hamas. La répétition planétaire, ad nauseam - ad nauseam pour nous, qui savons qu’à Gaza il n’y a pas, il n’y a pas eu de génocide, ce qui nous oblige à apparaître comme d’horribles « négationnistes » – de ce mot terrible qui efface à lui seul le véritable génocide dont furent victimes les Juifs au cours de la seconde guerre mondiale (six millions de tués sur une dizaine de millions de Juifs européens, rappelons-le en passant). Sa répétition autorise les multiples petites agressions antisémites qui ponctuent aujourd’hui l’actualité, partout dans le monde, et autorisera, demain, des crimes plus vastes. C’est une victoire sans précédent que le Hamas offre au monde musulman tout entier, à l’islam lui-même. Que le Hamas soit anéanti. Ou pas, d’ailleurs, ce qui semble se profiler.
Et tout ça, ce désastre médiatique, c’est la faute à qui ? A Netanyahu bien sûr. Au Juif. Aux Juifs. Par exemple, vendredi, on nous apprenait dans le Figaro que Netanyahu s’était « enfermé dans une guerre sans fin contre le Hamas, dans une bande de Gaza transformée en champs de ruines, et au prix de dizaines de milliers de morts civils, entraînant une multiplication de condamnations internationales et une montée de l’antisémitisme, à travers le monde. » (Patrick Saint-Paul) Autrement dit : cette défaite médiatique et morale que nous décrivons sommairement et que tout le monde perçoit, et à laquelle cette phrase participe, d’ailleurs, c’est Benyamin Netanyahu qui en serait le seul responsable. C’est lui qui l’a provoquée : qu’Israël ne vienne pas après se plaindre. De ce qui se passera demain.
Que fallait-il qu’il fasse d’autre, le Premier ministre élu d’Israël ? On se le demande, mais on ne nous le dit jamais. Demander gentiment au Hamas de bien vouloir libérer les otages dont il s’était malencontreusement emparé ? En échange d’un état en bonne et due forme, par exemple ? Je vous laisse y réfléchir.
Tandis que le Hamas, lui, avait le choix. Celui de protéger la population civile dont il avait la charge en la faisant descendre dans ses tunnels pour s’abriter des bombardements (d’autant plus faisable qu’au début Tsahal prévenait) ou en libérant les otages pour les faire cesser. Ou au contraire, celui d’exposer la population civile en attendant tranquillement dans ses tunnels le fruit médiatique des bombardements israéliens. Ce qu’il a fait, évidemment. Il ne faut pas croire cependant qu’il a inventé la méthode. Lisez l’article de Gérard Rabinovitch sur ce site. Vous y apprendrez qu’en 1982, un document a été découvert au cours de la guerre au Liban. C’est un ordre de l’OLP : « toutes les bases doivent être installées dans le centre de la ville ou dans les camps de réfugiés, car la population civile constitue une protection idéale contre l’ennemi sioniste ».
Et ça marche. Coût de la victoire médiatique du Hamas : quelques dizaines de milliers de morts. Un désastre apparent pour le monde, une goutte d’eau pour le Hamas, c’est-à-dire pour l’islam.
© Julien Brünn
Journaliste. Ancien correspondant de TF1 en Israël
Dernier ouvrage paru :
L’origine démocratique des génocides. Peuples génocidaires, élites suicidaires. L’harmattan. 2024
