Tribune Juive

Israël: Sortir du piège du conflit perpétuel? -2- Par Roland Assaraf

« La guerre est maintenant une affaire purement intérieure. Autrefois, les groupes dirigeants de tous les pays, bien qu’ils reconnussent leurs intérêts communs et limitassent par conséquent la destructivité de la guerre, se battaient encore les uns contre les autres, et le vainqueur pillait toujours le vaincu. Aujourd’hui, ils ne se battent plus les uns contre les autres du tout. La guerre est menée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets, et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher la conquête de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société. Le mot même de “guerre”, par conséquent, est devenu trompeur« .
— George Orwell, 1984

La victoire programmée du Hamas

L’actualité récente confirme malheureusement l’analyse publiée ici [1] et là [2] prédictive mais jusqu’ici  entendable par peu de monde pendant la guerre contre le Hamas ou plutôt son simulacre. La fin de la guerre contre le Hamas, annoncée comme une étape vers la paix, apparaît en réalité comme un mécanisme de consolidation du pouvoir par le maintien d’une menace génocidaire — tant du côté occidental et global que de celui du Hamas mais aussi de manière paradoxale du pouvoir en Israël.

Ce paradoxe n’est pas accidentel : il traduit la logique profonde du système politique moderne, où la guerre et le sacrifice humain demeurent, sous une forme déguisée, un mode de gestion des masses. Ce processus relève de ce que Zagdanski appelle la « gestion génocidaire du globe ». Il ne s’agit pas d’un objectif nécessairement conscient, comme le prétendent certaines théories du complot, mais d’un phénomène émergent : le produit du rapport infantile entre la masse et le pouvoir, rapport qui — contrairement à la doxa — a régressé avec le rejet de la transcendance au nom du culte de la rationalité, dans un renouveau païen  qui a conduit sans surprise aux plus grandes boucheries des derniers siècles.

Durant le dernier conflit, l’armée israélienne a mené des opérations contre le Hamas tout en assurant, par le biais de convois soi-disant humanitaires, son approvisionnement en carburant et en denrées. Ces ressources, redistribuées par le Hamas contre finances, ont contribué à maintenir sa légitimité auprès des civils et à soutenir son infrastructure militaire.
Une guerre menée contre un ennemi génocidaire que l’on alimente soi-même : telle est la contradiction constitutive du système.

Une stratégie militaire classique — comme un siège total — met en général rapidement fin au conflit : les assiégés se rendent presque toujours avant de mourir de faim ou de suffoquer dans des tunnels faute de carburant. Cela aurait permis d’épargner des vies et des ressources.
La communication sur la famine à Gaza a eu pour effet — sinon pour objectif — de faire diversion sur les approvisionnements du Hamas par Israël et les régimes occidentaux, retardant la libération des otages et prolongeant le conflit ainsi que les traumatismes infligés aux soldats et à la population.

Ces convois s’inscrivent en réalité dans un schéma politique plus vaste : un équilibre artificiel où chaque camp a besoin de l’autre pour exister. Le Hamas, en tant qu’organisation terroriste, permet à l’ordre établi en Israël de légitimer sa posture sécuritaire, encore aujourd’hui le ciment du lien social et politique. Israël, en retour, offre au Hamas la reconnaissance implicite de son règne sur Gaza, et l’empire américain se place en situation de protecteur d’Israel, c’est-à-dire symboliquement à la place de Dieu.

Ce phénomène, connu en Israël sous le nom de « conceptia », désigne une doctrine stratégique selon laquelle la récompense du terrorisme — par des concessions de territoires, d’autonomies, d’armes, d’argent ou de reconnaissance diplomatique, des négociations  — garantirait paradoxalement la sécurité et la paix à long terme. Cette conceptia semble absurde dans une perspective où la sécurité serait un but, elle prend tout son sens si la sécurité devient un instrument de marketing politique de masse, phénomène systématiquement observé dans l’Histoire.

Cette rhétorique permet de présenter comme une erreur stratégique ce qui constitue en réalité un moteur du système. La conceptia alimente tout un écosystème : le culte des martyrs d’un côté, celui des victimes et des soldats tombés de l’autre — non pas pour conquérir, mais pour nourrir les industries médiatique, militaire et l’industrie financière prospérant grâce à l’endettement public.

Placer le Hamas en position renforcée deux ans après le 7 octobre — le récompenser pour un massacre de masse — n’est pas seulement le fait de dirigeants comme Macron ou de ceux de l’Union européenne, qui reconnaissent le soi-disant État palestinien et financent un islam radicalisé et mortifère mais  aussi d’acteurs apparemment opposés comme Trump et d’autres figures médiatiques du pouvoir global, telles que Netanyahu,  figures que nous ne connaissons que par les mises en scène par « l’AFP », « Reuters » et « l’Associated Press ».
Cette logique n’est pas nouvelle : Sharon, général présenté comme un homme de droite, avait déjà, en 2005, récompensé le terrorisme du Hamas en déportant les habitants juifs de Gaza.

Comme je l’ai expliqué dans un article de Menora [2], ce que Pierre Lurçat nomme la « trahison des clercs » relève d’un problème systémique : la convergence entre la concentration financière mondiale — par exemple une société comme BlackRock gère des dizaines de trillions de dollars d’actifs — et ce que l’on appelle démocratie représentative.
Ce régime n’a rien de véritablement démocratique puisqu’il délègue la souveraineté à des figures du théâtre médiatique, lui-même financé par ces structures oligarchiques.

Le vote ne peut donc constituer un contre-pouvoir réel, puisque les candidats sont présélectionnés par le système. Rien de nouveau : déjà dans les années 1930, le puissant conglomérat des maîtres de forge français façonnait autant l’acier que l’opinion publique à travers leurs journaux.

Or la stabilité d’un tel système centralisé repose sur une figure collective rassurante — Rabin, Trump, Netanyahu, un juge de la soi-disant Cour suprême israélienne, un général étoilé, un chef du Shin Bet — à qui déléguer toute responsabilité.
Ces figures ne sont fortes que si la demande de protection est forte, une demande nourrie exclusivement par le traumatisme infligé à la population.

Le sacrifice humain comme carburant des systèmes politiques centralisés

Le pouvoir du Hamas repose sur une mythologie païenne, celle du martyre : la mort y devient le sceau de la foi, la preuve ultime de la légitimité politique. Le sang versé n’est pas seulement une tragédie : il constitue un langage, une économie spirituelle et affective qui fonde l’autorité du mouvement. En exaltant la figure du martyr, il transforme la souffrance en puissance symbolique — une transmutation païenne devenue instrument de contrôle collectif,  au centre de l’identité Palestienne.

Cette mythologie ne se limite pas au Hamas : elle est exploitée par les médias et les puissances occidentales, qui relaient sa propagande tout en refusant aux Gazaouis — prétendument menacés mais en réalité instrumentalisés — le refuge qu’ils accordent aux millions d’Ukrainiens et de Syriens fuyant la guerre.

Ce culte du martyre n’est propre à aucun camp. Il structure tout pouvoir idolâtre, nourri du sacrifice et du traumatisme pour exalter des figures d’autorité : de César dans l’arène à Macron, Obama et -j’ose le dire- Trump et Netanyahu compris.

Un prix Nobel de la paix décerné à Netanyahu et Trump consacrerait cette manipulation éculée : vendre le prochain massacre de masse au nom d’une « paix durable ». Les meilleurs agents du système sont toujours ceux en qui nous plaçons notre confiance. Les contes du Petit Chaperon rouge ou du Joueur de flûte de Hamelin le rappellent : séduire pour mieux tromper est un vieux ressort du pouvoir, et notre propension à être séduits nous conduit souvent vers le précipice.

Quand Netanyahu promettait de ne pas libérer de terroristes « avec du sang sur les mains », il en fit libérer des milliers dans l’affaire Shalit — comme Sharon avant lui — pour obtenir une approbation publique qu’il trahissait aussitôt, en récompensant le terrorisme salafiste et les attentats suicide par la déportation des Juifs de Gaza au profit du Hamas en 2005.

Que la conceptia se maintienne au plus haut niveau malgré le bon sens et les épreuves du 7 octobre n’est pas une coïncidence. Il n’est pas exclu que Netanyahu provoque des élections anticipées pour s’allier avec la gauche et présenter la création d’un État terroriste comme un geste de paix.
La méthode est toujours la même : la gauche en bad cop, la droite en good cop, jusqu’à ce que le good cop se retourne pour entériner ce qu’il prétendait combattre.

Paradoxalement, le monde occidental reproduit le même schéma que les sociétés archaïques décrites par René Girard, mais sous des formes plus subtiles : la peur de la mort est instrumentalisée à travers le langage de la sécurité, de la stabilité économique, de la paix éphémère, du risque islamiste ou des pandémies.
Ce qui change, ce n’est pas la nature du sacrifice, mais sa mise en scène, son habillage politique et médiatique, par la procuration du Hamas et de l’OLP et de leurs idéologies du martyr.

Dans une vision simpliste  idolâtre — voire complotiste — le peuple serait à l’image de ses dirigeants. En réalité,  les  dirigeants qui reflètent les structures mentales du peuple.

Si le creuset du peuple est la peur de l’antisémitisme et du risque génocidaire, alors cette peur devient paradoxalement le moteur de la gestion politique et de la figuration médiatique. Dans ce cas nous produisons des élites — comme les diplomates israéliens — qui, sans le vouloir, perpétuent l’idée au potentiel génocidaire [3] que la légitimité d’Israël repose sur la défense physique des Juifs. Dans ce cas nous ne valorisons que des intellectuels juifs médiatiques, se disant laïques mais profondément païens, tels Alain Finkielkraut, qui faute d’éducation juive et spirtiuelle,  idolâtrent simultanément les victimes et l’ordre politico-militaire israélien.  Sans s’en rendre compte, cette idolâtrie alimente la concurrence victimaire, l’antisémitisme, la conceptia et l’idéologie du Hamas, et les prochains massacres.

Le sionisme — qui a eu le mérite de fonder matériellement Israël et se dit laïque — est une étape nécessaire de l’histoire juive et d’Israël.
Mais il est temps de prendre conscience que ce sionisme n’est pas vraiement laïque, il est paien, une forme de religion  expérimentée dans des centaines de civilisations, et qui a invariablement conduit au même résultat : le réveil de la conscience, ou la destruction de Sodome et Gomorrhe.

La répétition, deux après le 7 octobre, des mécanismes qui ont conduit au 7 octobre est un drame ayant une utilité : nous secouer et nous faire prendre conscience des racines profondes de la gestion génocidaire d’Israël et du globe.

Ce qui produit le mal, ce n’est pas telle ou telle personnalité, mais la croyance que le messie, la paix et le salut viendront de la société du spectacle et de son narcissisme destructeur.
Israël devra revenir à son message originel : celui de la vie, du sens et de la responsabilité individuelle, plutôt qu’à la servitude volontaire dont le  suffrage universel est en réalité l’aboutissement. Il  le fera soit par la foi, soit par nécessité — la seule question est quand, et à quel prix.

Le retour à la Torah ne devrait pas se limiter à la synagogue, mais passer par la mise en pratique politique — forcément imparfaite, mais au moins  non suicidaire — de la morale universelle.
L’unité du peuple passe par un Dieu non représentable, qui aime ses créatures précisément en leur laissant la place et en évitant de se montrer. C’est cette place que nous devons apprendre à occuper, individuellement et collectivement, pour retourner à la vie.

La refondation politique que j’ai déjà évoquée [1,2]  rendra inutile le tête-à-tête entre un président américain et un Premier ministre israélien, venus marchander un consentement qui, jusque-là, ne sert qu’à maintenir Israël sous tutelle — par une guerre permanente orwellienne, sans victoire ni conquête territoriale — car sa fonction n’est pas la victoire comme en 1945 mais de maintenir le système, c’est-à-dire de placer symboliquement l’empereur à la place du protecteur d’Israël : à la place de Dieu.

© Roland Assaraf


Notes

[1] https://www.tribunejuive.info/2025/09/27/israel-sortir-du-piege-du-conflit-perpetuel-par-roland-assaraf/

[2] https://www.menora.info/la-trahison-des-clercs-disrael-interpretation-dun-probleme-et-ebauche-dune-solution/

[3] https://perditions-ideologiques.com/2018/12/29/letat-nation-des-juifsle-potentiel-genocidaire-dune-bienveillance-critique/


À re-lire:


Chercheur et physicien au CNRS, Roland Assaraf travaille à Sorbonne université, participe au blog « Perditions idéologiques » et collabore avec Yana Grinshpun dans le domaine de l’analyse du discours et en particulier du discours de propagande.

Roland Assaraf est membre du parti « Décidons Nous-Mêmes », un des nombreux partis en France qui  propose  la construction d’un système fondé sur le modèle Suisse.


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