Tribune Juive

Le rempart démographique du Hamas à Gaza, forgé par les nationalistes arabes, puis exploité par l’islamisme. Par Anas Emmanuel Faour

Deux ans après le 7 octobre 2023, le monde reste marqué par les massacres tandis que le plan Trump pour Gaza fait naître un espoir politique. En deux ans de guerre contre le Hamas, une rhétorique inversée s’est imposée : l’agresseur se présente en victime et toute riposte est accusée de « génocide ». La manipulation des bilans, notamment concernant femmes et enfants, alimente une guerre de perception où la donnée devient arme de propagande. Pourtant, la démographie montre qu’à Gaza, malgré le conflit, la population continue de croître, révélant un récit qui brouille la frontière entre tragédie et stratégie, en instrumentalisant la souffrance à des fins politiques.

La bande de Gaza compte aujourd’hui entre 2,1 et 2,2 millions d’habitants, dont près de 1,7 -1.8 million sont enregistrés comme réfugiés auprès de l’UNRWA, et environ 400 000 habitants originaires de Gaza même. Lors de la guerre de 1948, Gaza abritait environ 250 000 personnes, dont 200 000 réfugiés venus d’autres régions de la Palestine mandataire, et seulement 50 000 habitants originaires de Gaza même.

En sept décennies, la population de Gaza a été multipliée par plus de huit, la hausse étant plus forte chez les réfugiés que chez les natifs. À l’échelle régionale, les réfugiés palestiniens sont passés d’environ un million en 1948 à près de 5,9 millions aujourd’hui, une croissance bien supérieure à celle d’autres populations réfugiées. Ce paradoxe démographique, marqué par une expansion continue malgré les guerres successives de 1967, 1973, 2008, 2014, 2021 et 2023, révèle une dynamique de croissance à la fois exceptionnelle et durable.

Le statut de réfugié attribué à quelque 200 000 Palestiniens installés à Gaza en 1948 pose une question largement ignorée. En 1947, l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, l’Irak, le Liban et le Yémen rejetèrent le plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU et choisirent la voie militaire contre la création d’Israël. Leur défaite en 1948 marqua un tournant, mais les gouvernements arabes ne tirèrent pas les conséquences politiques de cet échec, notamment sur le sort des populations déplacées. Dans d’autres situations, certains États ont pourtant intégré ces groupes, comme les métis aux Pays-Bas après l’indépendance de l’Indonésie ou les Indiens accueillis par le Royaume-Uni après leur expulsion d’Ouganda.

À l’inverse, l’Égypte, l’Irak, le Liban, la Syrie et le Yémen n’ont pas intégré les réfugiés à la suite de la guerre de 1948. Seule la Jordanie accorda la nationalité à une partie d’entre eux, tandis que l’Égypte, sous le règne du roi Farouk, administra la bande de Gaza sans naturaliser les quelque 200 000 réfugiés qui s’y étaient installés.

En 1952, le roi Farouk fut renversé par un coup d’État militaire mené par Nasser. Sous Nasser, Gaza devint un instrument d’influence et de contrôle. Comme l’a écrit Hannah Arendt, « dans le totalitarisme, tout devient possible » : la logique du régime nassérien associa politique et surveillance. Des enseignants et fonctionnaires égyptiens furent envoyés sur place, officiellement pour y travailler, mais en réalité dans le cadre d’un exil déguisé destiné à éloigner les opposants au régime.

L’UNRWA, censée être une agence internationale indépendante, dut néanmoins composer avec les autorités locales et, de fait, se conformer à leurs exigences. Elle enregistra comme réfugiés les populations présentes. Aujourd’hui encore, de nombreux « Gazaouis », y compris plusieurs dirigeants du Hamas, se revendiquent égyptiens. Yasser Arafat lui-même, né au Caire sous le nom de Mohammed Abdel Raouf al-Qudwa, n’apprit jamais véritablement l’arabe levantin et conserva, jusqu’à la fin de sa vie, l’accent et les tournures propres à l’arabe égyptien.

Par conséquent, le régime nassérien fut le premier à structurer, de manière indirecte, une dynamique démographique à Gaza en y stabilisant une population sous administration égyptienne. Cependant, il ne fut pas le seul à exercer une influence durable sur cette évolution. Dès les années 1960, plusieurs États arabes pétroliers, parmi lesquels l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, les Émirats arabes unis et la Libye, recrutèrent massivement des enseignants, techniciens et cadres issus principalement de Syrie, du Liban, de Jordanie et des territoires palestiniens, sans accorder une attention particulière aux Gazaouis.

En revanche, le régime algérien de Houari Boumediene, connu pour son slogan « avec la Palestine, juste ou injuste », fit de l’accueil de réfugiés palestiniens, notamment de Gaza, un instrument de sa politique dite « d’arabisation », c’est-à-dire de défrancisation culturelle. Il aurait sollicité la direction de l’Organisation de libération de la Palestine, sous Ahmad Chouqairi puis sous Yasser Arafat, afin d’obtenir des listes de diplômés, principalement originaires de Gaza, pour les recruter comme enseignants en Algérie.

Boumediene, qui en Algérie encourageait la natalité pour des motifs chauvinistes, créa un climat où le recrutement des Gazaouis fut discrètement favorisé. Ces derniers furent incités à adopter le modèle nataliste, à la fois par la culture ambiante et par les avantages matériels. Mieux rémunérés que dans leur territoire d’origine et vivant dans un pays au coût de la vie bien inférieur, ils furent poussés, souvent de manière implicite, à fonder des familles nombreuses. Cette politique associa la fécondité arabe à une revanche symbolique sur Israël, dans une Algérie marquée par l’expulsion de sa population juive et un climat d’antisémitisme et de racisme anti-français dont le régime ne s’est jamais entièrement affranchi.

Quant au Hamas, bien avant même sa prise de contrôle de Gaza et dans les zones A et B, la législation locale suivait les cadres juridiques hérités de l’Égypte et de la Jordanie : le code pénal égyptien appliqué à Gaza et le code pénal jordanien en vigueur dans les zones A et B. Ces deux régimes interdisent strictement l’avortement, sauf en cas de danger grave pour la vie de la mère.

Depuis 2007, le Hamas applique une interprétation particulièrement rigoureuse de ces lois. Il exerce une surveillance étroite sur les femmes et poursuit les médecins soupçonnés de pratiquer des avortements. Plusieurs organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch et Al-Mezan, ont signalé les effets de cette politique sur la santé et la dignité des femmes, souvent contraintes de recourir à des pratiques clandestines dans des conditions précaires.

Cette politique s’inscrit également dans une logique de contrôle démographique : le Hamas cherche à maintenir un taux de natalité élevé, perçu comme un levier stratégique face à Israël. Ce contrôle du corps féminin, exercé sous la contrainte et la menace, révèle une instrumentalisation politique de la maternité au service des objectifs du mouvement et du renforcement de ses brigades armées.

Des prédicateurs religieux, des figures du nationalisme arabe et même certaines personnalités qualifiées de libérales ou modérées ont présenté la croissance démographique comme une arme stratégique du conflit. L’image de la « bombe démographique » s’est progressivement imposée dans les médias arabes. Dans un entretien diffusé le 11 mars 2009 sur Al Jazeera, Boutros Boutros-Ghali, ancien ministre égyptien des Affaires étrangères et ancien secrétaire général de l’ONU, théorise la fin de « l’État juif » dans un délai de vingt à trente ans sous l’effet de la dynamique démographique.

Cette rhétorique a fait de la natalité un enjeu idéologique majeur, partagé par les nationalistes et les islamistes. Les acteurs internationaux devraient inclure la dimension démographique dans les négociations, afin de protéger les droits des femmes, notamment à Gaza, de garantir le droit à l’avortement, de freiner l’instrumentalisation politique de la croissance démographique et de réformer les politiques familiales de manière adaptée pour répondre aux objectifs d’une paix durable et équilibrée.

Emmanuel Macron, chef d’État et figure influente au sein du Conseil de sécurité et de l’Union européenne, a plaidé pour la reconnaissance d’un État de Palestine, estimant qu’un État unique serait majoritairement arabe, sans voir que cette évolution démographique a été en partie fabriquée. Une approche plus prudente est nécessaire pour l’avenir du Moyen-Orient.

© Anas Emmanuel Faour

Né à Damas, Anas-Emmanuel Faour est philosophe et ingénieur en informatique, ancien professeur en Syrie, ancien secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Palestine et ancien membre du Conseil national du Parti de Gauche


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