Par Daniel Salvatore Schiffer

Qu’est-il de plus odieux, et de plus lâche à la fois, que de s’attaquer, en la profanant de la manière la plus sordide qui soit, à une tombe, ultime mais immortel souvenir matérialisé dans la pierre, des morts ? Ce geste, hautement répréhensible et déjà ignoble en soi, au regard sacré de tout défunt comme de toute défunte, se révèle cependant d’autant plus grave, ce 9 octobre 2025, qu’il s’est perpétré, le jour même de sa très juste panthéonisation, à l’encontre de la pierre tombale, dans le cimetière de Bagneux, de l’un des plus grands hommes, à la charnière des XXe et XXIe siècles, de l’histoire de France : Robert Badinter, mort le 9 février 2024, à l’âge respectable de 95 ans.
UN ADMIRABLE SENS DE L’HUMANISME
Cet humanisme qui le caractérisa tout au long de son intense vie, tant sur le plan humain que professionnel ou politique, c’est certes, tout d’abord, celui qui présida de bout en bout, et avec un rare panache, à la noblesse de ses combats, au premier rang desquels émergent, bien évidemment, ses magnifiques plaidoyers pour l’abolition de la peine de mort. C’est en effet là, dans cette conscience immensément éprise de justice, qu’il transparaît avec le plus de netteté !
Comment, à ce propos, ne pas se souvenir, avec émotion, de cet historique jour, le 17 septembre 1981, où l’éminent Garde des Sceaux et insigne Ministre de la Justice qu’il était alors sous la présidence de François Mitterrand, prononça, devant l’Assemblée Nationale, un discours, en faveur de cette abolition de la peine de mort précisément, qui fit à ce point date qu’elle fut votée, à une quasi-unanimité, seulement trois semaines après, le 9 octobre 1981, puis aussitôt inscrite officiellement, de manière irréversible, au cœur même de la Constitution de la République Française !
DIGNE HERITIER DES LUMIERES
C’est ainsi, par cette force de conviction à nulle autre pareille, où l’éloquence des mots, toujours parfaitement choisis, n’avaient rien à envier à ceux autrefois ciselés, sur cette même question de la peine capitale, par des esprits de la trempe de Victor Hugo, Albert Camus ou Arthur Koestler, que Robert Badinter, digne héritier des plus prestigieux philosophes des Lumières (dont Condorcet, qu’il connaissait bien et auquel il consacra, coécrit avec sa chère femme, Elisabeth Badinter, un superbe et docte livre[1]) entre de plain-pied, en ce dernier quart du XXe siècle, dans l’Histoire !
LE DROIT A LA VIE, CONTRE LA PEINE DE MORT : UN ABSOLU MORAL AUX ALLURES D’IMPERATIF CATEGORIQUE
Mais, non moins ému, je me souviens aussi de cet autre discours, plus récemment, de Robert Badinter sous la coupole, déjà, du Panthéon, ce monumental sanctuaire que, comme il est gravé sur son fronton, « la patrie reconnaissance » dédie « aux grands hommes » : un discours qu’il prononça le 9 octobre 2021 afin de commémorer ainsi dignement le quarantième anniversaire, justement, de son historique discours, encore et toujours, à l’Assemblée Nationale !
Car si cette ultime allocution de Robert Badinter frappa tellement les esprits, ce 9 octobre 2021 donc, c’est que, flanqué là de l’actuel Président de la République Française, Emmanuel Macron, il sut réveiller encore une fois, à ce douloureux mais essentiel sujet qu’est celui de la peine capitale, les consciences.
De fait, y clama-t-il à nouveau haut et fort, la voix encore ferme et le regard encore clair malgré son âge avancé : « En vérité, la peine de mort ne défend pas la société des femmes et des hommes libres, elle la déshonore. Ainsi, devons-nous refuser toujours et partout, sous couvert de justice, que le mort soit la loi ! » Et, inébranlablement droit et lucide, élégant mais décidé dans son attitude quasi hiératique par-delà son humble mais poignante dignité, d’ajouter, non moins judicieusement : « Tant que, dans le monde, on pendra, on gazera, on décapitera, on lapidera, on fusillera, toutes celles et ceux qui considèrent le droit à la vie comme un absolu moral doivent poursuivre leur combat. »
Cet imprescriptible droit à la vie, contre la peine de mort, s’avère, effectivement, un absolu moral : un absolu aux illustres allures, comme l’énonça naguère Emmanuel Kant, immortelle lumière philosophique, dans sa Critique de la raison pratique, d’ « impératif catégorique » !
LA DISCRETE MAIS SINCERE AMITIE DE L’UN DES PLUS GRANDS HOMMES DE NOTRE TEMPS
Ainsi, oui, Robert Badinter fut-il effectivement l’un des plus grands hommes, tant par la hauteur de sa pensée que par la profondeur de son humanisme, de notre temps. Car, parmi ses autres et innombrables mérites figure également, ne l’oublions pas, sa tout aussi honorable dépénalisation de l’homosexualité !
C’est donc empli d’une immense gratitude, là aussi, qu’à l’heure où il entre aujourd’hui, en ce jeudi 9 octobre 2025, dans son ultime mais éternelle demeure – le caveau n°7 de ce même panthéon, précisément, et aux côtés de son cher Condorcet de surcroît – je puis dire très sincèrement, mais aussi très humblement face à la grandiose stature de sa personne, qu’il me gratifia, discrètement mais authentiquement, de son amitié tout autant que de sa confiance lorsque j’étais, il n’y a guère si longtemps, le porte-parole francophone du Comité International contre la Peine de Mort, dont le siège est à Londres.
LE COMBAT POUR LES DROITS DE L’HOMME : UN NOBLE, INFAILLIBLE ET COURAGEUX EXEMPLE A SUIVRE
Ainsi, oui, très cher Robert Badinter, sage d’entre les sages, suprême incarnation, par votre incontestable autorité morale et intellectuelle, du sens de la justice tout autant que de l’humanisme, est-ce également cet incessant, long mais glorieux combat pour l’abolition universelle de la peine de mort que nous, hommes et femmes de bonne volonté, humanistes de tous bords et pour qui la démocratie nous tient lieu d’inextinguible phare de la raison tout autant que du cœur, poursuivrons immanquablement, sans relâche, suivant ainsi, dans le sillage de ces incomparables Lumières que furent Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Montesquieu ou Condorcet, votre noble, infaillible et courageux exemple.
ETERNELLE GRATITUDE
C’est aussi là, par-delà même l’impérieuse défense des droits de l’homme et de la femme, un enjeu, aussi permanant qu’inaliénable, de civilisation !
A vous donc, cher Robert, notre éternelle reconnaissance !
DANIEL SALVATOR SCHIFFER*
*Philosophe, auteur d’une quarantaine de livres, dont « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, étique » (Presses Universitaires de France), « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie » (Éditions Alma/Nuvis/Le Condottiere), directeur des ouvrages collectifs « Penser Salman Rushdie » (Éditions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès), « Repenser le rôle de l’intellectuel », « L’humain au centre du monde – Pour un humanisme des temps présents et à venir. » (Éditions du Cerf). A paraître : « Critique de la déraison antisémite – Un enjeu de civilisation ; un combat pour la paix » (Éditions Intervalles).
[1] Cf. Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet : un intellectuel en politique (1743-1794), Fayard, Paris, 1988 (réédité, en 1990, dans Le Livre de Poche).