Un Mefouné (Déplacé, évacué) du 9 octobre 2023, 12h, au 2 juillet2025, 20h

Par Michel Yefroykin

L’autre jour à Hanita furent projetés des témoignages auto-filmés et commentés par certains kibboutznikim, de leur vie en tant que mefouné. Je vais vous raconter ce qu’il en fut pour moi en toute humilité.

Si l’on a presque exclusivement parlé après le pogrom du 7 octobre de ceux qui vivent le long de la frontière avec Gaza (à juste raison), il y a une autre frontière, celle du nord, dont on n’a pratiquement pas parlé. Et ce, également dans les journaux israéliens dans les premiers mois.

Depuis le début, j’ai eu le sentiment que nous n’étions qu’un dommage collatéral du 7 octobre. 60 000 déplacés.  

Depuis dix ans, d’une façon continue, le nord recevait chaque jour environ dix missiles du Hezbollah. Depuis dix ans, nous attendions la sirène d’alerte. Le kibboutz Hanita ne se trouve pas à la frontière, mais sur la frontière avec le Liban, à dix kilomètres de la mer Méditerranée. Un no man’s land sépare le kibboutz du premier village libanais visible à l’œil nu à deux kilomètres à vol d’oiseaux.

Le kibboutz a été inauguré en mai 1938. Cela a son importance. A cette époque les missiles n’existaient pas.

C’est ainsi que toutes les maisons construites avant 1990 n’ont pas de  »mamad » (abri anti-bombes personnel). 

Il faut courir vers le miklat (abri anti-bombes collectif) qui se trouve à environ cent mètres en moyenne.

Cent mètres c’est parfois trop. Selon d’où part le missile, nous n’avons que quinze, dix, cinq secondes pour nous y rendre. Des Israéliens en sont morts. Ayant acheté ma maison en 2012, j’ai la chance d’avoir un mamad chez moi.

Le 7 octobre matin. Nous sommes réveillés par le bouche à oreille, par la radio, les chaînes de télévision. Sidération. Ce que nous voyons à la télévision, nous ne le croyons pas. C’est la même sidération que le 9/11  des Twin Towers. C’est le premier pogrom en mondiovision. Les terroristes, ces criminels, n’ont pas manqué de filmer leurs méfaits avec des GoPro. 

Le 8 octobre soir, enfin Tsahal a repris le contrôle des kibboutzim. Déjà mille questions et débats entre nous ainsi que sur les plateaux de télévision. Ou était Tsahal, pourquoi a-t-on autorisé la fête Nova ?

On nous demande de ne pas nous éloigner de la maison car on craint des infiltrations de terroristes.

J’effectue deux courtes promenades par jour à Passiflora. Le strict nécessaire.

Le kibboutz ouvre exceptionnellement la supérette ce samedi de 11h à 13h. L’armée nous a recommandé d’avoir chez nous de l’eau, des conserves, du pain entre autres pour tenir deux jours et si besoin est, nous serons évacués.

Le 9 octobre, l’ensemble des habitants du kibboutz reçoivent un sms de l’armée nous demandant de quitter au plus vite les lieux. A 12h, ni une, ni deux , je prépare un sac pour une semaine et j’appelle mon ami taxi, Dakar, afin qu’il nous emmène à Tel Aviv chez mon neveu Samuel. Je ne réalisais pas combien la présence de Passiflora allait compliquer ma vie de mefouné. 

Le kibboutz a été réquisitionné jusqu’au 31 mars 2025 comme base militaire. 

J’apprendrai un peu plus tard qu’une vingtaine de membres sont restés. Principalement ceux de la défense civile.

Au bout d’une semaine je me trouvais dans un état de légère dépression et ce durant tout mon séjour chez Samuel. Je suis en famille, mais néanmoins je ne suis pas chez moi et il y a, bien entendu, des règles de vie à suivre. Il a été avec son tonton d’une gentillesse extrême. Il n’est pas fana des chiens et les poils l’incommodent. Heureusement, Passiflora est un amour, elle ne bouge pas.

Durant trois jours, Tel Aviv ressemblait à un jour de kippour ultra-orthodoxe. Pas celui auquel on est habitué dans le Tel Aviv laïc. La radio de Tsahal avait prévenu qu’il était possible que des terroristes se soient infiltrés. Je ne rencontrais dans la rue que ceux qui comme moi ne pouvaient faire autrement que de promener leur chien. Aucun café, restaurant, magasin n’est ouvert. A partir du 12-13 octobre la vie de tous les jours reprend petit à petit dans le pays.

Je me rends compte que dans la précipitation, je n’ai pas pris ma Teoudat Zeout (CNI) et mes deux passeports.

Je demande au service sécuritaire si je peux venir les prendre. Oui, mais que le matin. Les trains fonctionnent normalement. Le kibboutz est paisible. On dirait que je viens rendre visite à un ami. Seulement, je suis chez moi sans pouvoir y rester. Drôle de sentiment. Celui d’un mefouné.

En novembre ou décembre, je ne m’en souviens pas exactement, Aude vient me trouver, et s’est mise à disposition pour du volontariat dans le pays. Elle désire que nous nous rendions au kibboutz. Pas de problème pour l’armée. Nous avons passé un après-midi de vacances. Il faisait très beau. Aude s’est mise sur le transat dans le jardin, face à la Galilée, en buvant un café. Un moment hors sol. Mais il fallait partir, je n’étais toujours pas revenu chez moi. Pendant quelques heures j’ai oublié que j’étais un mefouné.

Essayez d’imaginer si c’était vous le mefouné. Vous devez quitter votre appartement de cent mètres carrés et vous vous retrouvez à quatre dans deux chambres de 15m2 pendant 17 mois, comme ce fut le cas de Debby, mon amie, et de tant d’autres kibboutznikim de Hanita (et de l’ensemble du pays), qui ont été logés par l’Etat à l’hôtel Leonardo à Tibériade. Je suis allé voir Debby avec Aude. Oui, c’est gratos, mais ça ne ressemble pas à une semaine de vacances all inclusive vue sur le lac de Tibériade. 400 personnes qui se croisent sans rien se dire. Chaque famille et ceux qui sont seuls vivent en vase clos. Les mêmes repas matin, midi et soir. Seuls ceux qui ont un peu d’argent de côté peuvent agrémenter leur quotidien. Dehors, un falafel, un shawarma, un restaurant par exemple. Ou tout simplement un café au bord du lac.   

Le pire dans tous ces hôtels, c’est la promiscuité, le bruit, le bruit des enfants laissés à eux-mêmes, dépourvus d’attractions. Ce qui n’a pas encore été révélé c’est que ces conditions ont causés des incestes, des viols,  parfois un suicide et des divorces. 

J’en ai rencontré qui ont été très à l’aise lors de leur séjour à l’hôtel. Un juif, une histoire.

Les vatikim (les anciens du kibboutz) sont certainement ceux qui ont le plus mal vécu leur déracinement.

Pour certains, d’être à l’hôtel, d’autres dans leur famille avec les mêmes problèmes que Debby et moi.

Leur attachement au kibboutz est viscéral. C’est toute leur vie et on la leur enlève. Ils n’ont pas d’autres chez eux.

Si un risque existait encore le 31 mars 2025 au matin, peu importe, ils sont tous revenus à compter de ce jour, avec l’accord de l’armée. Aucun d’entre eux n’a un mamad. Est-ce vraiment utile à leur âge, se demandent-ils?

La mère d’un ami, après avoir passé quatre mois en tant que mefouna, a décidé de revenir au kibboutz.

Il y a une règle qui empêche l’armée de vous interdire de revenir, si vous êtes propriétaire de votre maison,  à vos risques et périls. Durant toute la guerre, chaque jour elle a préparé des repas pour 50 soldats.

J’ai pu y échapper grâce à un subside de l’État, reçu quand on ne demande pas à être logé dans un hôtel, et au versement de ma retraite de France.

Vous allez me dire kol hakavod, tout va bien dans le meilleur des mondes. Eh bien non. J’ai quitté ma maison de cent mètres carrés et mon jardin qui donne sur la Galilée. C’est elle que je vois lors des articles que je vous fais parvenir, et au moment où j’écris ce récit.

Mes séjours à Tel Aviv et Jérusalem, je les ai vécus également en vase clos. J’espérais que d’ici quelques jours je pourrais rentrer chez moi. J’étais persuadé et c’est pourquoi j’ai pris un sac avec des affaires pour sept jours, qu’il s’agissait d’une opération comme les dernières à Gaza. 7-14 jours.

Heureusement la défense civile du kibboutz, une nouvelle fois, me permet de revenir au kibboutz prendre toutes mes affaires, automne, hiver, printemps, été. Qui peut dire combien de temps cette opération, devenue une guerre, va durer ?

Après cinq semaines passées chez mon neveu, je me rends bien compte qu’il est temps de partir. Nous sommes vers le 15 novembre 2023. Où puis-je aller, puisque j’ai Passiflora ? Je me souviens qu’une très bonne amie loue son appartement en Airbnb à Tel Aviv. Je l’appelle. Marie a été extraordinaire, j’en suis encore ému quand j’écris ces lignes. Pas de problème avec les poils de ta chienne, je lui propose de le lui louer. Sa réponse, c’est ma participation à la guerre. Cinq semaines, si je puis dire cool. Ma femme vient me rendre visite pour participer à du volontariat durant dix jours.

Pas l’ombre d’une minute ne m’est venu à l’esprit de repartir avec elle. C’était de toute façon impossible car je devais encore attendre environ deux mois avant de pouvoir emmener Passiflora en France. Israël est considéré comme un pays à risque pour l’Europe. Des vaccins doivent lui être administrés et une quarantaine sur place de trois mois.

Première semaine de janvier 2024, Marie a un locataire. Je dois partir. 

Trois jours avant mon départ pour Jérusalem où la femme de mon frère, très gentiment, me prête son studio jusqu’à la fin de la guerre, je suis en totale dépression. Comment me rendre à Jérusalem avec ma chienne ? Toujours le même problème, qui pourrait avec sa voiture m’emmener à Jérusalem ? J’ai la chance d’avoir quelques très bons amis. C’est mon ami Guy de Holon qui vient nous prendre. Point important, je n’ai pas mon permis de conduire, je ne peux donc pas louer une voiture. Dépendance totale.

Cela peut vous sembler facile d’aller d’un point A à un point B, mais quand vous n’êtes pas autonome et mal dans votre peau de mefouné, accompagné de votre chienne, c’est une autre paire de manches.

Arrivé à Jérusalem en fin d’après-midi,  je ne porte pas d’attention au quartier. Seul compte pour moi de m’installer dans le studio et d’avoir la force mentale et physique de prendre l’ascenseur jusqu’au septième étage. Trois montées et descentes, l’ascenseur est minuscule pour mes valises et Passiflora. Très gentiment Guy tient à l’entrée ma chienne le temps que je monte toutes mes affaires.

Et là c’est le ciel qui me tombe sur la tête. De studio, point. Mais une studette dans laquelle, une fois posée par terre ma valise sur laquelle s’allonge Passiflora, il me reste à peine cinq-dix mètres carrés d’espace vital. Pas de prises électriques à hauteur d’homme. Pas de machine à café. Je m’empresse le lendemain d’aller en acheter une ainsi qu’une rallonge avec deux prises, pour mon téléphone et mon ordinateur. Une fenêtre qui donne sur un mur à quelques mètres.

Quel quartier pourri. A 500 mètres de la gare, des trains et des bus. Bruyants. Saleté. Pas un jardin pour promener Passiflora, trottoirs, coins d’herbes.  C’est bien simple, je suis resté dans mon lit cinq semaines en totale dépression. N’ayant que la volonté de me lever deux fois par jour pour promener mon amour. Hormis un soir où je suis allé dîner avec mes amis Elizabeth et Marco. (dont je vous parle parfois dans ma revue de presse)

Je décide de partir en France le 16 février 2024.Toute ma famille y habite.

Encore des galères. L’achat de la cage aux normes du transport aérien, l’autorisation de sortie du territoire pour Passiflora. Comment aller de Jérusalem à l’aéroport ?

J’ai obtenu le 12 février du ministère de l’agriculture les papiers d’autorisation de sortir du pays pour Passiflora.

Je n’avais pas ceux d’entrée en France, mais dans l’état où j’étais, je prends ma chance, peu m’importe. Depuis dix jours avant mon départ, j’avais une dépression sur celle d’avant. Double dépression. 

Comme je vous l’ai dit, j’ai de très bon amis. Marco du kibboutz Tzuba, proche de Jérusalem, va m’y emmener. 

Il a un Kangoo qui permet de mettre la cage, ouf !

Tellement déboussolé, je mets la clé de la studette dans la mauvaise boîte aux lettres. Le concierge a les clés de toutes les boîtes. Il ne manquait plus que cela.

Ce 16 février est une angoisse totale. Marco sera-t-il à l’heure, pas de contretemps ? Je l’appelle trois fois. Il me rassure. Une fois Passiflora embarquée dans l’avion,  je me précipite pour boire une bière en espérant qu’elle va me décontracter. Ça fait Pschiitt.

J’embrasse Marco, il s’en va. Une autre angoisse. Passiflora est-elle sur le bon vol ?

Une fois embarqué sur mon vol Transavia, service parfait et personnel souriant et affable, je ne résiste plus après une heure de vol de demander au Stewart s’il a un moyen de vérifier que ma chienne est bien dans la soute.

Il prend la liste des passagers et à la dernière ligne apparaît le nom de Passiflora. Je décompresse. 

Pas pour longtemps. Mon fils Lazare m’attend à Orly, mais il ne peut pas entrer dans la zone bagage.

Comment vais-je faire avec deux valises, la cage et sortir Passiflora de la cage ?

Nous ne sommes pas en Israël où plusieurs personnes vous viennent en aide immédiatement, comme ce sera le cas lors de mon retour le 2 juillet 2025. Il y a deux taquets sur la cage, j’avais prévu les ciseaux.

Au bout de quelques minutes, une jeune femme du service aéroport vient à mon secours. Très gentiment, elle prend la cage, moi les deux valises et mon ange. Aucun flic à la sortie des bagages, donc pas de vérification des papiers de Passiflora.

A 23h, je suis à la maison. Mais le mefouné n’a pas fini de l’être.

Je retrouve ma femme. Plus tard, mes 3 autres fils, mes amis.

Je n’aurai, durant les 15 mois passé à Paris,(16/2/24-2/7/25) eu l’envie d’aller au cinéma que quatre fois,  à une exposition deux fois et au théâtre deux fois, si j’ai bonne mémoire.

Du 16 février au 7 juillet 2024, le soleil a plutôt brillé par son absence sur Paris.

Le clair-obscur n’améliore pas mon état de déprime.

Au kibboutz je n’ai pas la notion du temps, un peu plus à Paris, mais je navigue.

Mes journées je les passe seul. Aude travaille, les enfants à leur âge vivent leur propre vie.

Je les vois lorsqu’ils viennent à shabbat. Pas tous à la fois et pas tous les shabbat. 

Je vois mes meilleurs amis qui se comptent sur les doigts d’une seule main.

Je passe de temps en temps des coups de fil pour savoir  »comment ça va » à des amis du kibboutz, à ma cousine Sarah de Mevasseret Tsion, à Elizabeth et Marco de Jérusalem, ville particulièrement touchée. A mon neveu Samuel de Tel Aviv et à mon ami Guy de Holon. Ça leur fait plaisir.

Seule la revue de presse me raccroche à la réalité. Elle a été suspendue du 7 juillet au 14 août 2024, rechute, j’étais en complète dépression. Comme vous pouvez le constater, le mefouné ne saute pas de joie au plafond.

Mon seul vrai moment de bien-être a été les vacances que j’ai passées avec Aude fin août sur une île grecque qui s’appelle Sifnos. Après ce séjour jusqu’à mon retour en Israël, je me sentais bien, globalement.  

Le 16 février 2024, j’ai eu ce sentiment de laisser tomber mes amis et le pays. Si j’avais su que je pouvais rester, je serais resté avec Passiflora au kibboutz. Quelques nuits dans mon mamad n’auraient rien été au regard de ma dépression et de mes transhumances. 

Le 31 mars 2025, date à laquelle officiellement les mefounim peuvent tous rentrer dans leur kibboutz et villages,  tous ne sont pas revenus car leur enfants devaient finir leur année scolaire fin juin (certains enfants durant cette période n’ont pu trouver de place dans une classe, une année scolaire de perdue).

D’autres n’ayant pas de mamad (abri anti-bombes) chez eux, attendent qu’un leur soit construit.

Tous les mamad des déplacés de la frontière nord sont pris en charge par le gouvernement. 

D’autres, en un an et demi, on refait leur vie ailleurs. Il y a des familles qui ne veulent pas prendre le risque d’une nouvelle confrontation avec le Hezbollah d’autant qu’ils ont des enfants en bas âge. J’estime à 75% le nombre de kibboutznikim qui sont revenus. Il va falloir remplacer les 25%, mais c’est une autre histoire. Un de mes amis considère que 75% est un nombre inespéré.

Si je ne suis revenu que le 2/7/2025, c’est parce que j’attendais que des amis soient de retour.

Je ne voulais pas me retrouver seul. Le 2 juillet était prévu le 19 juin. Je n’ai pas besoin de vous rappeler ce qui s’est passé dès le 16 juin.

J’ai également rencontré un problème dans l’obtention du certificat d’entrée, rebelote, de Passiflora en Israël. 

Trois heures au téléphone avec le responsable sanitaire de l’aéroport de Tel Aviv. 

A mon arrivée, Marco m’attendait à l’aéroport pour nous accompagner à Hanita.

Le 3 juillet matin, je n’étais plus en dépression.

Il y a, à nouveau, des mefounim dans les hôtels, ils sont 15 000. Ceux dont les maisons ont été touchées par les missiles iraniens.

Je ne retirerai pas la mezouza externe de ma porte d’entrée à Paris.

Nous sommes le premier jour de Souccot, déjà 2 ans.

Au moment où j’appuie sur le bouton   »envoi »  il est 18h30, entrée du deuxième jour de Souccot. 

Michel Israel Yefroykin

Kibboutz Hanita 

Le 7 octobre 2025

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