
© Fabien Clairefond
Une semaine sur deux, notre chroniqueur pose son regard ironique sur l’actualité. Aujourd’hui, il imagine la lettre d’un membre du Syndicat de la magistrature agacé par les vitupérations du présentateur de CNews.
Cher Pascal Praud,
Je parle au nom de tous les magistrats lorsque je dis que vos attaques contre l’État de droit (vos critiques de nos décisions) nous heurtent et nous indignent.
Sur le fond, faut-il prendre la peine de répondre à vos « arguments » ? Nous avons été parfaitement objectifs pour juger – au regard du droit et rien que du droit – cette ordure fasciste de Nicolas Sarkozy.
En soupçonnant l’inverse, vous vous placez hors du périmètre républicain. La justice n’obéit pas au peuple, encore moins à Gilles-William Goldnadel, mais à la raison (c’est-à-dire à moi ou à Richard Ferrand).
La démocratie, monsieur Praud, ce n’est pas le pouvoir de la foule. « Sans juges éclairés capables de tempérer les instincts nauséabonds des téléspectateurs de CNews, la démocratie devient une dictature de la majorité », écrivait Tocqueville (De la démocratie en Amérique, p. 67).
Comment lui donner tort ? Dans les pays où les juges relâchent leur vigilance, tout part à vau-l’eau : le Danemark réduit l’immigration, l’Italie mène une affreuse politique d’austérité, le Royaume-Uni s’affranchit des lois de l’UE sur l’interdiction des pailles en plastique… Sans nous, la France aurait suivi la même fâcheuse trajectoire : elle aurait allongé la durée de rétention en centre administratif pour les clandestins multirécidivistes, diminué l’immigration algérienne, autorisé Marine Le Pen à se présenter à l’élection présidentielle, et j’en passe. La France devrait nous remercier tous les jours : nous la protégeons d’elle-même.
Vous accusez le Syndicat de la magistrature d’être « politisé ». Si être politisé, c’est être engagé contre l’injustice, les stéréotypes, la xénophobie, la haine et le retour des heures sombres, alors, oui, nous le sommes, et nous n’en rougissons pas. Si être politisé, c’est vouloir davantage de parité hommes-femmes et de lois pour protéger les minorités de genre, alors, oui, nous assumons. Si être politisé, c’est vouloir repenser nos modèles de production pour mettre fin à la logique extractiviste, consumériste et productiviste qui détruit la planète et alimente les inégalités, alors, oui, nous plaidons coupables.
Mais en réalité, vous le savez bien, tout cela ne relève pas du clivage droite-gauche ; c’est une question d’humanisme et d’opposition à la barbarie. Nous n’avons pas de biais idéologique ; nous faisons simplement respecter les valeurs d’inclusion et de tolérance qui sont les nôtres et celles de la République. Ce n’est quand même pas de notre faute si la pensée de droite constitue une atteinte à certains principes juridiques fondamentaux comme le principe de fraternité. (À ce propos, nous allons bientôt examiner s’il est constitutionnel que la taxe Zucman ne figure pas dans le budget 2026.)
De toute façon, monsieur Praud, vous n’êtes plus à une incohérence près. Un matin, vous réclamez moins de laxisme pénal, le suivant vous vous indignez que Nicolas Sarkozy aille en prison. Pourquoi les délinquants multirécidivistes coupables de cambriolages ou d’agressions physiques mériteraient-ils davantage d’être incarcérés que Nicolas Sarkozy ? Cette hiérarchisation des délits trahit un prisme petit-bourgeois et occidentalo-centré, contraire à l’esprit de la justice (qui doit être dégagée de toute passion partisane et de biais de classe).
N’ayant sans doute jamais eu la curiosité intellectuelle de mettre un pied en cours de sociologie, vous ne comprenez pas que le jeune de banlieue, victime d’une société qui l’a poussé à la violence, a déjà été puni toute sa vie, tandis que le détenteur du pouvoir symbolique mérite d’être doublement châtié : une fois pour son crime et une fois pour son œuvre (les inégalités qu’il a contribué à entretenir). Nous, magistrats, ne rendons pas la justice pour flatter les bas instincts du peuple, mais en appliquant une méthode rigoureuse éclairée par les sciences sociales.
Quand Alfred Dreyfus fut condamné, Émile Zola prit la plume. Quand Jean Calas fut supplicié, Voltaire se dressa contre l’injustice. Quand des Juifs furent raflés, des hommes, des femmes et des non-binaires sauvèrent des vies, parfois au péril de la leur. L’Histoire retiendra que, lorsque des magistrats furent critiqués, Pascal Praud attisa les passions populistes.
Il me reste à remercier les justes qui ont sauvé l’honneur de la France et défendu les juges. Il serait trop long de remercier tout le monde, mais ma gratitude toute particulière va au journal Le Monde, à Mediapart, à l’association Fiertés LGBTQIA+ de Seine-Saint-Denis et à Philippe Poutou. Eux l’ont compris : quand un juge est critiqué, c’est la République qui vacille.
© Samuel Fitoussi