Tribune Juive

Partenariat Tribune juive-Radio Kol Aviv. L’Edito de Sarah Cattan: « Lettre à Boualem »

Mon cher Boualem,

Un jour la Presse nous a dit que tu nous avais écrit depuis la prison. Un autre jour que tu aurais refusé l’idée-même d’être en lice pour le Prix Sakharov. Bien sûr que ce n’était pas vrai. Mais si Rien ne sort d’une   geôle, j’aime à me dire que peut-être ce mot, tu l’entendras.

Te souviens-tu. C’était en 2019. Tu étais en pleine promo. Kamel Daoud était là aussi. Dans la Maison Gallimard.

Partie pour interviewer un auteur illustre que de surcroit j’admirais, j’ai passé un temps long à converser avec un homme fabuleux. Tu étais en pleine promo depuis aout. Tu enchaînais. Je me disais que tu devais en avoir ta claque. Mais Toi, particulièrement attentionné, Tu répondis, sans rien esquiver, à toutes les questions, allant même jusqu’à les devancer, et me confiant, avec une simplicité déconcertante : Je suis demandé partout. Ça n’arrête pas, Je suis très aimé.

Esprit scientifique et brillant, tu pratiquais ad libitum la digression. Et la digression dans la digression. Reste le souvenir d’une conversation. Légère. Spirituelle. Grave. Profonde. 

Entre rire et émotion, avec une simplicité déroutante, tu m’avais raconté comment tu étais arrivé là : Tu étais haut fonctionnaire. Tu donnais parallèlement des cours à la fac. Rien n’allait. Ce chaos te désespérait. Trois mois durant, Tu t’es attelé à écrire au retour à la maison. Tous les soirs. Histoire de faire le point. De tenter d’analyser. La situation. Comment elle allait mal. « Je n’étais en rien écrivain. C’étaient des notes intimes. Sans projet ». 

Tu trouves ça mauvais. Sans intérêt. Tu décides d’arrêter. Mais ton épouse te persuade qu’il faut envoyer ces pages à un éditeur.

Tu ne savais qu’un nom. Gallimard. Tu envoies le manuscrit. Un titre. Une lettre d’accompagnement.

Très vite un courrier à ton nom. Que tu oublies d’ouvrir. La lettre est de Jean-Marie Laclavetine. Ce qui t’étonne, c’est la foultitude de numéros de téléphone indiqués. Manifestement ce monsieur tient à ce que tu rappelles ! « Ça m’intimide, me confies-tu. Je mets deux jours à appeler ».

Chez Gallimard Ils sont enthousiastes. Ils te veulent. Ils te conseillent de prendre un pseudo. Ils chuchotent. Toi tu éclates de rire. Tu signeras de ton nom : Boualem Sansal.

Connu pour tes propos critiques envers toute forme de religion, que ne t’avons-nous écouté lorsque tu nous parlas du danger totalitaire de la chose, prenant en exemple l’islam, devenu  loi terrifiante qui n’édictait que des interdits, bannissait le doute, et dont les zélateurs étaient de plus en plus violents. La montée en puissance des extrémismes en Algérie, tu l’avais vécue et racontée. Ce régime qui semait la haine et réduisait la liberté individuelle. Qui voulait tous vous réduire à l’identité musulmane.

En 2016 à la fondation Varenne, Tu nous avais mis en garde contre la progression de l’islamisme, particulièrement dans cette France incapable de se déterminer par rapport à la chose et qui se perdait en conjectures, pendant que « le boa constrictor islamiste allait tout bientôt l’étouffer pour de bon », que tu disais.

Tu me parlas de Ton enfance écourtée par la guerre. Héritier d’une longue histoire, façonné par trente-six mille choses, tu refusais d’être réduit à l’identité musulmane.  Non tu n’étais pas croyant, me répondis-tu.

Ce jour-là, tu ne me dis à aucun moment que c’était au péril de ta vie que tu dénonçais les islamistes qui gangrenaient ton pays chéri. Tu me confias combien, depuis l’Indépendance, les espaces de liberté avaient été rognés. Tu l’évoquas, cette époque révolue où la cohabitation, notamment avec les Juifs, était possible, te souvenant, comme chacun de nous, de ce temps où, par catégories sociales, nous vivions en parfaite entente : Dans le quartier de Belcourt, à Alger, j’allais réviser mes devoirs à la synagogue parce que l’on habitait une petite pièce où il était impossible d’étudier. Tu évoquas Camus, qui habitait à deux pas de chez toi.

Tu me racontas l’arrivée des islamistes. Qui vous expliquent Que le Coran est la solution. Qu’il s’agit donc de se convertir. Ou alors de partir. Tu évoquas cette nouvelle génération totalement formatée. Dire qu’il y a quinze ans on pouvait boire et fumer à une terrasse, lors du ramadan

Tu te définis comme un homme engagé qui écrit. Manifestant aussi bien pour la libération des femmes, la sauvegarde du Sahara que pour la lutte contre le fanatisme religieux.

Tu me racontas que lorsque la guerre civile éclata, Tu ne pus te résoudre à l’exil que préférèrent l’immense majorité des intellectuels. Tu intégras un groupe calqué sur le modèle des cercles d’intellectuels dissidents des pays de l’Est sous l’ère communiste. Presque tous ceux qui militaient avec toi finirent assassinés. Par l’armée. Ou les islamistes. Taxé d’islamophobie, désigné à la vindicte populaire, tu avais appris à vivre sous la menace.

Tu pointas à nouveau la lâcheté, l’aveuglement des dirigeants de nos démocraties fatiguées. T’interrogeas encore sur le moment où nous avions cessé d’être intelligents ou simplement attentifs devant cet ennemi qui ne tomba pas du ciel… Cet ennemi qui fit de la soumission à son dieu la loi unique de l’humanité. C’était après l’indépendance de l’Algérie, te souvins-tu. La littérature avait été déclarée bourgeoise, donc plus ou moins excommuniée et on se passait toutes sortes d’ouvrages comme de la fausse monnaie. C’est à ce moment-là que mon cerveau a commencé à entrer en dissidence.

Tu me parlas de ces fous de Dieu avec une pierre dans la poche. Pierre dont ils se saisissaient au moment de la prière. La déposant sur le tapis. Se tapant la tête tel un forcené. Tu me dis encore les mosquées qui fleurirent depuis.  Alger qui se délabrait. Ton pays ensanglanté par la guerre entre l’armée et les islamistes. Les intellectuels assassinés par centaines. La balle que se prit en pleine tête l’écrivain Tahar Djaout. Cette guerre civile, tu m’en parlas comme d’une intense humiliation on s’est retrouvés réduits au silence par des petits caïds islamistes de 17 ans.

Moment savoureux, lorsque tu me narras Combien cher te coûta d’aller à … Jérusalem. Comment, brisant un tabou, tu acceptas en 2012 d’être l’invité d’honneur de la troisième édition du Festival international des écrivains à Jérusalem. Toi qui n’avais pas plié devant les intégristes à Alger, tu ne comptais pas céder devant les islamistes du Hamas. Et la fatwa lancée contre toi n’y fit rien.

Mais l’affaire se corsa lorsque, concomitamment, te fut décerné, pour ton Rue Darwin, le prix du Roman arabe. Financé par le Conseil des Ambassadeurs arabes.  Shame ! Le lauréat était à Jérusalem ! Les Ambassadeurs arabes qui finançaient le prix voulurent tout annuler. Mais la décision du Conseil des Ambassadeurs arabes d’annuler la cérémonie de remise du prix divisa le jury dont la majorité des membres se désolidarisa des organisateurs…

L’affaire n’en resta pas là et lorsqu’ un mécène voulut absolument offrir ces 20 000 euros de prix qu’on refusait au lauréat, toi tu demandas que la somme fût versée à l’ONG … Un Cœur Pour La Paix…

La guerre t’était déclarée, au motif que tu avais passé quatre jours chez des amis en Israël. Te récompenser ne revenait-il pas à récompenser Les juifs, ces indus-occupants, ces faucons. Ces colons.

Et tu me racontas dans un éclat de rire contagieux comment tu fus dépouillé de la dotation du prix. Privé ipso facto de la cérémonie d’adoubement. Menacé. Insulté. Imaginez le tarif pour un séjour de six mois, conclus-tu, avec une pensée émue pour son jury, ces hommes libres auxquels ces messieurs les ambassadeurs arabes enjoignaient de servir et obéir, toute la tradition du despotisme arabe d’antan leur remontant au nez.

Et puis tu ajoutas que, la guerre étant déclarée, il fallait la faire… ou fuir. Mais où diable serais-tu mieux à l’abri qu’en Israël, ce qui reviendrait de fait à aggraver son cas… Et tu finis magistralement : Comment régler ça, la gauche était au pouvoir à Paris…

La littérature c’est sérieux, elle doit rester l’affaire de gens joyeux, me répétas-tu, me lisant la Tribune que tu publias alors:  Des gens ont décidé de s’immiscer dans nos relations de fraternité et d’amitié et de faire de moi un objet de scandale à vos yeux. Rendez-vous compte, ils m’accusent rien moins que de haute trahison envers la nation arabe et le monde musulman. Ça veut dire ce que ça veut dire, qu’il n’y aura même pas de procès. Ces gens sont du Hamas, des gens dangereux et calculateurs, ils ont pris en otage le pauvre peuple de Gaza et le rançonnent jour après jour depuis des années. […]Et maintenant ils viennent nous dicter ce que nous devons penser, dire et faire. […] Vous avez appris mon voyage et je viens là vous le confirmer pour qu’il n’y ait aucun trouble dans votre esprit et que les choses soient nettes entre nous : JE SUIS ALLE EN ISRAEL.

[…] Je vous parlerai d’Israël et des Israéliens comme on peut les voir avec ses propres yeux, sur place, sans intermédiaires, loin de toute doctrine, et qu’on est assuré de n’avoir à subir au retour aucun test de vérité. Le fait est que dans ce monde-ci il n’y a pas un autre pays et un autre peuple comme eux.

Je vous parlerai aussi de Jérusalem. Ce lieu n’est pas vraiment une ville et ses habitants ne sont pas vraiment des habitants, il y a de l’irréalité dans l’air et des certitudes d’un genre inconnu sur terre. On se demande quel phénomène tient le tout en ordre, dans une grande modernité au demeurant puisqu’aussi bien Jérusalem est une vraie capitale […] avec tellement de touristes de tous les pays… sauf des pays arabes, les seuls au monde à ne pas pouvoir venir visiter leur berceau, ce lieu magique où sont nées leurs religions, la chrétienne aussi bien que la musulmane.

Là, si on tend bien l’oreille, on comprend vraiment ce qu’est une cité céleste et terrestre à la fois, et pourquoi tous veulent la posséder et mourir pour elle. Tu me racontas comment tu fus le seul de la bande qui ait touché de ses mains les trois lieux saints de la Cité éternelle : le Kotel, le Saint-Sépulcre et le Dôme du Rocher : En tant que juifs ou chrétiens, mes compagnons, les autres écrivains du festival, ne pouvaient pas accéder à l’Esplanade des Mosquées, le troisième lieu saint de l’islam, repoussés qu’ils furent par les policiers chargés de garder l’entrée de l’Esplanade et la préserver de tout contact non halal. Moi je suis passé grâce à mon passeport, il stipule que je suis Algérien et par déduction il dit que je suis musulman. Je n’ai pas démenti, au contraire, j’ai récité un verset coranique tiré de mes souvenirs d’enfance, ce qui a carrément stupéfié le gardien, c’était la première fois de sa vie qu’il voyait un Algérien.

T’étonnant à nouveau de notre aveuglement coupable envers des dérives et des dangers que tu connaissais trop bien, tu t’enflammas contre le politiquement correct, ce cancer du monde nourri par la peur de l’islam et du monde musulman et qui gagnait les esprits. Tu revins sur le surgissement de ces islamistes obnubilés par le culte de la pureté. Me racontas comment, pour éviter que ta fille ne subît le programme d’islamisation institué pour les enfants nés de couples mixtes, tu dus te résoudre à envoyer ta famille à Prague.

Tu ne comprenais pas cette France qui avait peur de l’islamisme et était prête à tout lui céder., cette France qui ne t’écoutait pas lorsque tu disais que les débats que nous avions étaient à la virgule près ceux que vous connûtes il y a trente ans. Pour toi, il fallait couper le sifflet aux radicaux, quels qu’ils soient. Te référant à la décennie noire en Algérie, tu répétas que les théoriciens de l’islam politique avaient un projet, un agenda. Le rapport de l’Institut Montaigne sur la fabrique de l’islamisme dévoilait tout ça en détail. L’islamisme se propageait en Occident avec une présence physique de plus en plus visible de barbus, de femmes voilées et de commerces halal, répétais-tu sur France 2, et les animateurs répondaient  que tu fantasmais et agitais là des drapeaux imaginaires. Que Tu racontais une réalité lointaine. « Exotique ».

Tu avais cru qu’avec Gouverner au nom d’Allah, tu aurais contribué à la prise de conscience des Européens du danger islamiste. Tu n’auras eu de cesse de nous prévenir, ajoutant que si, à l’équation migratoire, on ajoutait la radicalisation rampante des banlieues et les appels au djihad en Europe, on avait tous les ingrédients d’un désastre à venir.

Tu répétas que pour Toi, l’islam et l’islamisme c’était la même chose. Que l’islam avait mené à l’islamisme qui avait mené au djihadisme. Que la mondialisation allait conduire le totalitarisme islamique au pouvoir dans une cinquantaine d’années. Parce que ce totalitarisme-là s’appuyait sur une divinité et une jeunesse qui n’avait pas peur de la mort… Les islamistes avaient tout infiltré. De la gestion de la finance internationale au commerce halal en passant par les œuvres soi-disant caritatives et même Internet.

Tu enfonças le clou. Notre lâcheté. Notre complicité à force de complaisance. L’Europe, me dis-tu, était prête à changer de vocabulaire… Tu fis une description apocalyptique de la France et en particulier de la Seine-Saint-Denis. Parlas de cauchemars vivants. De maquis impénétrables. Pour Toi, le Bataclan fut le premier acte de guerre de l’islamisme contre la France et l’Europe. L’an I du Djihad pour les islamistes européens.

Tu pointas du doigt la responsabilité des politiques qui reçurent des Kadhafi à l’Élysée en échange de contrats mirobolants et expliquaient, à peine gênés, qu’ils ne pouvaient se fâcher avec les pays arabes, ce grand marché.

Tu parlas encore de ce déni accompagné parfois d’une bonne dose de terrorisme intellectuel et duquel tout le monde avait participé, des universitaires aux politiques en passant par les journalistes. Tu me dis que le seul véritable chemin vers la vérité était la droiture, évoquant ainsi, en creux, la question de la trahison, de l’irresponsabilité. Tu revins sur cette partie de la gauche qui, par aveuglement et par terreur de passer pour un suppôt du FN, en était arrivée à justifier l’intégrisme musulman.

Tu avais, me dis-tu, hâte de rentrer. De te remettre à l’écriture. Toi pour qui la littérature était planche de salut, épée, armure, espérance, tout à la fois. Tu confessas que le pessimisme, tu le cachais sous les habits de l’optimisme. Que les critiques de tes censeurs, elles validaient ton propos, un peu comme les procès staliniens firent davantage pour la dénonciation de l’horreur soviétique que les alertes des opposants.

Qui eût cru qu’un jour, au débotté, au retour d’un séjour parisien, ils t’auraient embastillé.

Depuis ce jour funeste du 16 / 11/ 2024, nous écrivons. Pour Toi. Otage dans ton pays.  Le 7novembre les Editions Intervalles sortiront « Critique de la déraison antisémite, Un enjeu de civilisation,  un combat pour la paix », Recueil publié sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer et  auquel tu devais participer avant d’être arbitrairement arrêté. Signé de 30 de tes amis indignés que la haine du Juif pût désormais s’exprimer de manière aussi décomplexée, cet ouvrage t’est dédié.

© Sarah Cattan

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